Résumé

Les études sur la signification des assemblages fauniques dans les sociétés non-étatiques de la Préhistoire récente de l’Europe (Néolithique et âge des métaux) reposent sur une série de présupposés: l’élevage sert à répondre aux besoins alimentaires des populations; il est organisé rationnellement en fonction de cet impératif; les assemblages osseux reflètent, selon l’échelle d’analyse, les pratiques pastorales et les pratiques de consommation de la maisonnée ou de la communauté villageoise; les maisonnées sont économiquement autarciques; elles ne produisent que peu de surplus et les échanges concernent essentiellement des objets de prestige ou des denrées rares (inégalement réparties dans l’espace); la consommation de viande est ajustée au croît naturel des cheptels, répartie le plus équitablement possible sur l’année, et obéit à des rythmes qui se répètent d’une année sur l’autre.

Les travaux sur l’économie du feasting initiés notamment par B. Hayden et M. Dietler, ont cependant montré l’existence, notamment en Asie du Sud-Est, de sociétés non-étatiques dans lesquels l’élevage ne répond à aucun de ces présupposés. Les principaux animaux domestiques (buffle et porc) y sont considérés comme des biens rituels au même titre que les tissus précieux, les gongs ou les parures en or ou en argent, et ne jouent aucun rôle dans l’économie vivrière. Ils sont consommés dans des contextes festifs, selon des rythmes annuels irréguliers qui ne se répètent pas d’une année sur l’autre et circulent intensément selon des modalités comparables à ceux des « biens de prestige » manufacturés. Les données disponibles pour la Préhistoire européenne nous suggèrent qu’il n’y a aucune raison d’écarter a priori un tel mode de fonctionnement dans notre appréhension des restes fauniques.

Notre objectif est, dans une perspective ethnoarchéologique, d’évaluer les conséquences de ce mode de fonctionnement sur la formation, la composition et la signification des assemblages osseux et d’élaborer un modèle susceptible de servir de guide pour l’analyse des assemblages osseux préhistoriques européens. Nous présentons ici les premiers résultats d’une étude consacrée à deux sociétés de l’archipel indonésien implantées respectivement sur l’île de Sumba et dans le sud-est de l’île de Sulawesi, en pays Toraja. Dans ces deux contextes, buffles et porcs sont échangés et consommés à l’occasion de cérémonies dont les plus importantes, du point de vue de notre problématique, sont les funérailles et la reconstruction de la maison des ancêtres. La circulation des animaux sur pied et de la viande est conditionnée prioritairement par des facteurs religieux et sociaux. Elle s’organise selon les lignes de la parenté et produit des assemblages osseux qui ne reflètent en aucun cas les pratiques pastorales et les habitudes de consommations ordinaires, que ce soit à l’échelle de la maisonnée ou à celle de l’habitat. Même si elle ne permet pas d’embrasser la totalité des mécanismes à l’œuvre, il apparaît que l’échelle d’analyse la plus pertinente est celle du groupe de filiation (clan patrilinéaire à Sumba; groupe de filiation cognatique en pays Toraja).

La dernière partie de l’article analyse les incidences de ce modèle, qui est partagé par l’essentiel des populations « tribales » du sud-est asiatique, sur notre compréhension des assemblages de faunes préhistoriques européens. La prise en compte du modèle de l’économie du rituel nous paraît aujourd’hui essentielle pour accroître la crédibilité des interprétations que nous émettons à propos des assemblages fauniques de la Préhistoire récente de l’Europe. On peut d’ailleurs espérer que l’identification de configurations (composition, variabilité et répartition dans l’espace des assemblages) répondant à ce modèle pourra contribuer, à partir d’analyses ostéologiques prenant en compte la dimension spatiale à une échelle qui doit nécessairement dépasser celle de l’habitat, à la compréhension des formes d’organisation sociales de la Préhistoire récente de l’Europe.

Abstract

About the conditions for the formation of archaeological bone assemblages in lost pre-literary European societies (Neolithic and Protohistory).
Ethno-archaeological analyse of two living societies in South-eastern Asia.

Studies on the meaning of animal bone assemblages in non-state societies from European recent Prehistory (Neolithic and Metal Ages) are based on a series of presuppositions: breeding serves to meet the nutritional needs of the population; it is rationally organized in relation to this imperative; according to the degree of analyse, bone assemblages reflect the breeding and consumption practices of the household or of the village community; households are economically self-sufficient; they produce very few surplus food and exchanges concern mainly prestige or rare, unevenly spatially distributed, goods; meat consumption is adjusted to account for the natural growth of the cattle and distributed as evenly as possible all over the year, following rhythms that are being repeated from one year to the next.

However, studies on feasting economy, initiated by B. Hayden and M. Dietler in particular, have showed that there are non-state societies, notably in South-eastern Asia, in which breeding does not meet any of these presuppositions. The main domestic cattle (buffalo and pig) are regarded as ritual goods, in the same way as precious fabric, gongs, and silver or gold ornaments, and play absolutely no part in food economy. They are consumed on the occasion of festive contexts, following irregular annual schedules that vary from one year to the next, and circulate intensively according to modalities similar to manufactured prestige goods. Data available for European Prehistory suggest that there is no reason why, in our study of faunal remains, we should reject a priori such an operating mode.

In an ethno-archaeological perspective, our aim is to evaluate the consequences of this operating mode on the formation, composition and meaning of bone assemblages and to develop a model that could serve as a guide for the analyse of the European prehistoric bone assemblages. We provide here the first results of a study on two societies from the Indonesian Archipelago, settled respectively on the island of Sumba and in the south-eastern part of the island of Sulawesi, in Toraja land. In these two areas, buffalo and pig are exchanged and consumed during ceremonies, the two most significant being, from our study point of view, funerals and the rebuilding of the ancestral house. The circulation of living animals and of meat is conditioned mostly by religious and social factors. It is organized according to the kinship lines and produces bone assemblages that in no way reflect the breeding practices and ordinary consumption habits, either on the scale of the household or of the settlement. Even though it does not enable to take into account all the mechanisms at work, the most relevant degree of analyse seems to be that of the descent group (patrilineal clan in Sumba and cognatic descent group in Toraja land).

The last section of the article analyses how this model, which is shared by most of the south-east Asian “hill tribes” societies, influences our understanding of European prehistoric faunal bone assemblages. Taking into account the model of ritual economy seems today crucial to make our interpretations of animal bone assemblages from European recent prehistoric contexts more plausible. Hopefully, identifying configurations (composition, variability and spatial distribution of assemblages) that would fit this model will, on the basis of osteological analyses taking into consideration the spatial dimension on a scale necessarily exceeding that of the settlement, help to understand the forms of social organization in European Recent Prehistory.

Zusammenfassung1

Zu Bildungsbedingungen von Faunenkomplexen in den untergangenen schriftlosen Gesellschaften Europas (Neolithikum und Metallzeiten). Eine ethnoarchäologische Studie in zwei aktuellen südostasiatischen Gesellschaften.

Die Studien zur Interpretation der Faunenkomplexe in den vorstaatlichen Gesellschaften Europas (Neolithikum und Metallzeiten) basieren auf einer Reihe von Grundannahmen: Viehhaltung dient dazu, den Nahrungsbedarf einer Bevölkerung zu decken; sie ist nach rationellen Gesichtspunkten so organisiert, dass sie diesen Zweck am besten erfüllt; je nach Analysenskala widerspiegeln die Faunenspektren die Praktiken der Viehhaltung und das Konsumverhalten eines Haushalts oder der Dorfgemeinschaft; die Haushalte sind wirtschaftlich autark; sie produzieren nur wenig Überschuss und der Austausch beschränkt sich weitgehend auf Prestigeobjekte oder seltene Güter (die im Raum unregelmässig verteilt sind); der Fleischkonsum ist dem natürlichen Wachstum des Viehbestandes angepasst, möglichst gleichmässig über das Jahr verteilt und nach einem Rhythmus, der sich Jahr für Jahr wiederholt. Studien zur Feasting Economy, wie sie durch B. Hayden und M. Dietler initiiert wurden, haben jedoch gezeigt, dass es insbesondere in Südostasien vorstaatliche Gesellschaften gibt, bei denen keine dieser Grundannahmen gilt. Die wichtigsten Haustiere (Büffel und Schwein) gelten dort als rituelle Güter, ähnlich wie wertvolle Textilien, Gongs oder Gold- und Silberschmuck. Sie spielen keinerlei Rolle in der Nahrungswirtschaft. Sie werden vielmehr im Rahmen von Festen verzehrt, die in unregelmässigen Abständen stattfinden und deren Abfolge von Jahr zu Jahr stark variieren kann. In diesem Zusammenhang zirkulieren diese Haustiere nach ähnlichen Mustern wie Prestigegüter. In Anbetracht der für Westeuropa verfügbaren Daten kann eine solche Interpretation der Faunenkomplexe nicht von vorneherein ausgeschlossen werden.

Unser Ziel besteht darin, in einer ethnoarchäologischen Perspektive die Folgen dieser Handlungsweise für die Bildung, die Zusammensetzung und die Bedeutung von Faunenkomplexen abzuschätzen und ein Modell für die Analyse von Faunenkomplexen der europäischen Vorgeschichte aufzustellen. Hier werden die ersten Ergebnisse einer Studie vorgestellt, die zwei indonesischen Gesellschaften gewidmet ist: die erste auf der Insel Sumba, die zweite im Toraja-Gebiet, im Südosten der Insel Sulawesi. In beiden Fällen werden Büffel und Schweine im Rahmen von Zeremonien ausgetauscht und konsumiert, unter denen die wichtigsten für unsere Fragestellung die Bestattungsfeierlichkeiten und der Wiederaufbau der Ahnenhäuser sind. Der Austausch von Tieren und Fleisch wird in erster Linie durch soziale und religiöse Faktoren gelenkt. Er wird durch Verwandtschaftsgefüge strukturiert und führt zur Herausbildung von Faunenkomplexen, die in keiner Weise mit den Viehhaltungspraktiken und den üblichen Konsumgewohnheiten im Einklang stehen, sei es auf der Skala des Haushaltes oder der Siedlung. Eine Analyse auf der Ebene der Abstammungsgruppe (patrilineare Clans auf Sumba, cognatische Deszendenzgruppen im Toraja-Gebiet) scheint die geeignetste zu sein, auch wenn sie nicht alle involvierten Mechanismen beleuchtet.

Im letzten Teil dieses Aufsatzes werden die Konsequenzen dieses Modells, das allen südostasiatischen Stammesgesellschaften gemeinsam ist, für unser Verständnis der prähistorischen Faunenkomplexe in Europa untersucht. Die Berücksichtigung von Modellen, die sich aus der Feasting Economy ergeben, scheint heutzutage unabdingbar, um die Qualität unserer Interpretationen der prähistorischen Faunenkomplexe in Europa zu verbessern. Man darf darüber hinaus hoffen, dass das Erkennen von mit diesem Modell einhergehenden Merkmalen (Zusammensetzung, Variabilität und räumliche Verteilung der Komplexe) mittels archäozoologischer Analysen, die notwendigerweise auch grossräumige Verteilungsmuster berücksichtigen, zu einem besseren Verständnis der sozialen Organisation in der jüngeren Prähistorie Europas beitragen wird.

Introduction

L’étude des assemblages osseux de la préhistoire récente européenne a, grâce notamment à la mise en œuvre des méthodes de la paléobiologie, atteint un haut niveau de technicité et suscité des travaux de grande qualité. Ses interprétations, dès lors qu’elles visent à une compréhension économique et sociale des populations concernées, reposent cependant sur une série de présupposés à connotation ethnocentrique dont la pertinence n’est pas toujours incontestable. Le premier concerne la finalité de l’élevage, avec des animaux qui feraient, au Néolithique et aux âges des métaux, l’objet d’une gestion rationnelle orientée vers l’approvisionnement en viande et l’exploitation des produits secondaires, selon des principes visant à optimiser les rendements. Les utilisations non-économique, par exemple le sacrifice, sont certes régulièrement mentionnées, mais presque uniquement dans le cadre de l’analyse de sites spécialisés2 et comme un aspect quantitativement marginal non susceptible de déformer la vision globale des usages alimentaires d’une population donnée. On raisonne, en réalité, comme si l’économie et le rituel constituaient deux sphères séparées régies par des logiques différentes. L’analyse de la courbe d’abattage, outil central pour la reconstruction des systèmes d’élevage, conduit ainsi à distinguer, selon les espèces, production de viande, de laine, des produits laitiers, exploitation de la force de travail (portage, traction), ainsi que toutes les combinaisons possibles entre ces différentes finalités, mais ne tient que très marginalement compte de l’influence probables d’autres facteurs, notamment ceux qui relèvent de la sphère rituelle.

La remise en cause de cet a priori « utilitariste » est venu de l’anthropologie anglo-saxonne, via des études ethnoarchéologiques portant notamment sur différentes ethnies de l’Asie du Sud-Est et consacrées principalement à l’économie du « feasting » (Hayden 2001; 2003; 2009; Adams 2004a). Les sociétés concernées se distinguent par un élevage (principalement bovin et porcin) dont l’objectif premier est de satisfaire aux besoins du rituel. Ces travaux n’ont eu que peu d’influence sur l’évolution de la recherche en archéozoologie. Plusieurs contributions méritent cependant d’être citées. Partant de l’analyse des contextes de découverte, de la composition anatomique des assemblages et de leur état de fragmentation, A. Marciniak a suggéré l’existence, dans le Néolithique ancien centre-européen, d’un clivage entre le bœuf, qui aurait été consommé collectivement dans un cadre rituel, et les ovicaprinés, destinés plutôt à une consommation « ordinaire », en contexte domestique (Marciniak 2005; 2013). R. Ebersbach a, de son côté, produit une synthèse remarquable sur la place du bœuf dans le Néolithique récent à final des lacs subalpins qui, même si elle ne relève pas directement de l’ethnoarchéologie, s’appuie largement sur des données empruntées à l’ethnologie, et sur laquelle nous aurons à revenir (Ebersbach 2002a; 2013). Deux articles récents abordent également, d’un point de vue archéologique, la question du rapport homme-animal dans les sociétés complexes (deFrance 2009) et celle, délicate, des critères d’identification, en contexte archéologique, des utilisations rituelles de l’animal (Curet et Pestle 2010). Enfin, E. Hill a livré une réflexion générale, adossée à un corpus de données ethnologiques, sur la place de l’animal dans les religions de la préhistoire (Hill, 2014). Notre intérêt pour le sujet est né à l’occasion d’un travail sur le rôle des facteurs sociaux dans les fluctuations de la part des animaux chassés dans les sites du Néolithique lacustre circumalpin (Jeunesse 2010). Il est d’autant plus vif que les nouvelles méthodes de la paléobiologie ouvrent aujourd’hui de riches perspectives sur des aspects incontrôlables à l’aide des méthodes classiques, par exemple l’origine géographique des animaux. Cet aspect a été illustré récemment, entre autres, par un article consacré au site néolithique anglais de Durrington Walls (Wiltshire), où des analyses isotopiques portant sur 13 bovins consommés en contexte festif ont montré que la majorité d’entre eux provenaient de zones éloignées, voire très éloignées (plusieurs dizaines de km) de leur lieu de consommation (Viner et al. 2010)3.

Fig. 1. Sumba et le Pays Toraja dans l’archipel indonésien. 1: Pays Toraja. Fig. 1. Sumba und Toraja in Indonesia. 1: Toraja.

Fig. 1. Sumba et le Pays Toraja dans l’archipel indonésien. 1: Pays Toraja.
Fig. 1. Sumba und Toraja in Indonesia. 1: Toraja.

L’objectif est ici de proposer une analyse ethnoarchéologique du contexte religieux, social et économique de la formation des assemblages osseux dans deux sociétés indonésiennes connues pour pratiquer un élevage bovin et porcin orienté principalement vers les besoins du rituel, à savoir les Toraja (Sulawesi) et les habitants de la partie occidentale de l’île de Sumba (fig. 1). Elle portera sur l’ensemble des animaux d’élevage, mais avec une insistance particulière sur le buffle (Bubalus bubalis) et le cochon (Sus scrofa domesticus), deux animaux qui y sont, aujourd’hui encore, presque exclusivement abattus et consommés en contexte rituel. L’existence d’ethnographies abondantes et d’excellente qualité, que nous aurons l’occasion de mentionner tout au long de ce travail, a joué un rôle déterminant dans le choix de ces deux régions, qui ont également déjà fait l’objet de quelques études ethnoarchéologiques menées dans le contexte de la thématique du « feasting » initiée par B. Hayden. Les plus poussées ont été menées par R. Adams, qui s’est intéressé au mégalithisme sur l’île de Sumba (Adams 2004b; 2007; 2009; 2010) et à la relation entre la composition des inventaires domestiques et le niveau d’investissement dans le « feasting » des différentes maisonnées du village Toraja de Kanan (Adams 2004a). Même si elles livrent de précieuses informations sur l’élevage et l’abattage rituel du buffle et du cochon, ces études n’abordent pas les conditions de formation des assemblages osseux. Pour écarter toute équivoque, précisons que notre objectif n’est pas d’analyser des assemblages osseux concrets avec les outils de l’archéozoologie, mais d’identifier les facteurs qui ont conduit à la composition d’assemblages dont le contenu nous est connu par l’observation des événements concrets qui les ont produits. Le choix de Sumba et du pays Toraja a été largement conditionné par la lecture des travaux de R. Adams, qui montrent que les pratiques coutumières et les « structures socio-rituelles » (Rappoport et Guillaud 2015) y ont assez bien survécu aux impacts de la colonisation (portugaise puis néerlandaise) et du « monde moderne » depuis l’indépendance de l’Indonésie. Les données livresques ont été complétées par un séjour de terrain de 6 semaines durant l’été 2015, dans le cadre d’une mission financée par l’IDEX de l’Université de Strasbourg et à laquelle participaient, outre l’auteur de ces lignes, les ethnologues Pierre Le Roux (Université de Strasbourg) et Bernard Sellato (EHESS, Paris)4.

La question des conditions de formation des assemblages osseux est elle aussi, dans le contexte des études dédiées à la Préhistoire récente de l’Europe, grevée par un certain nombre de présupposés qui touchent principalement au problème de la relation qu’entretiennent les assemblages et, respectivement, les producteurs (éleveurs) et les consommateurs de viande. De manière le plus souvent implicite, on considère que les os trouvés associés à une habitation représentent les déchets d’animaux élevés et consommés par les membres de la maisonnée qui y résidait. Le même raisonnement, s’appuyant cette fois sur la somme des dépotoirs domestiques auxquels viennent s’ajouter, le cas échéant, les dépotoirs collectifs, est reproduit à l’échelle de l’habitat, village ou hameau. Quand elle n’émane pas simplement du sens commun, cette vision s’appuie notamment sur les travaux de M. Sahlins, en particulier ceux qui décrivent le fameux « mode de production domestique » (Sahlins 1972; 1976). Pour rester très général, on dira que celui-ci postule que, notamment dans les sociétés de type néolithique, les maisonnées sont autarciques sur le plan économique et ne produisent pas de surplus, ce qui a pour conséquence, entre autres, une circulation inter-maisonnées ou inter-habitats des denrées alimentaires réduite à sa plus simple expression. L’idée de l’existence de formes collectives et ritualisées de consommation n’est, on l’a vu (ex. de Marciniak 2005; 2013), pas exclue mais les interprétations sont, là aussi, conditionnées en général par deux présupposés: 1, les cérémonies correspondantes rassemblent exclusivement ou principalement des individus d’un même habitat et leurs déchets ne sont donc pas susceptibles d’altérer l’image globale que l’on peut se faire des pratiques d’élevage et de consommation à l’échelle villageoise; 2, les quantités de viande concernées sont, rapportées aux volumes annuels, négligeables, et donc non susceptibles d’exercer une influence significative sur les décomptes. Dans tous les cas, cette consommation collective en contexte festif n’est jamais prise en compte comme un facteur déterminant dès lors qu’il s’agit de commenter la courbe d’abattage « villageoise » et d’élucider les choix, économiques ou autres, qu’elle est susceptible de révéler.

Typique des travaux qui s’emploient à reconstituer les économies préhistoriques est également cette idée que la quantité de viande consommée chaque année est ajustée au croît naturel du troupeau, tout dépassement étant naturellement susceptible d’en menacer la reproduction. C’est, par exemple, le parti adopté par R. Ebersbach, qui situe entre 10 et 20% l’accroissement annuel des cheptels de bovins domestiques en contexte traditionnel (Ebersbach 2002b; 2007; 2013; v. aussi: Jacomet/Schibler 1985). Le corolaire de ce postulat est que le niveau de consommation de viande se répète, peu ou prou et sauf accident (épizootie, calamité climatique…), d’une année sur l’autre, tout comme la quantité de déchets osseux produite. L’autre grand non-dit des études archéozoologiques consacrées à la Préhistoire récente et, en particulier, au Néolithique, est que les études se fondent sur l’égalitarisme supposé régner, sinon de manière générale dans les sociétés de l’époque, du moins au sein des communautés villageoises. L’exemple d’une très belle étude archéozoologique récente consacrée à un village du Néolithique ancien danubien du Bassin parisien caractérisé par une forte variabilité tant dans l’architecture des maisons que dans la composition des assemblages osseux, et dont l’objectif est, explicitement, de s’appuyer sur l’analyse des restes osseux pour contribuer à la reconstruction de l’organisation sociale, est particulièrement représentatif de cette option paradigmatique. Le fait qu’un des facteurs expliquant ces disparités pourrait être l’existence d’inégalités sociales n’y est pas pris en compte, même pas à titre d’hypothèse de travail (Hachem 2011).

A Sumba et dans le pays Toraja, le bœuf et le cochon, qui sont les deux principaux animaux domestiques, sont presque exclusivement abattus et consommés en contexte rituel. La consommation de viande hors contexte festif étant négligeable, c’est dans ces circonstances (funérailles, mariages, rites agraires, fêtes accompagnant la reconstruction d’une maison, fêtes d’actions de grâces, etc…) que se constituent les assemblages osseux. L’analyse des facteurs qui en conditionnent la composition suppose une double démarche: il s’agit de connaître l’origine (géographique et sociale) des animaux abattus (le circuit des bêtes sur pied), mais aussi les formes de partage et de consommation (le circuit de la viande). L’observation directe du déroulement des fêtes, ou leur reconstruction à l’aide d’informateurs sont les seuls moyens d’y parvenir. Comme nous le verrons plus loin, les formes de gestion des déchets font que seule une très petite fraction des os produits se conserve plus de quelques années. Les assemblages osseux auxquels nous ferons allusion sont donc des assemblages virtuels: ils représentent ce qui resterait si on se trouvait dans un contexte favorable à la conservation de tout ou d’une partie significative des ossements animaux. Après une présentation, forcément sommaire, des deux sociétés concernées, nous essaierons, dans le but de cerner les facteurs qui influencent la composition des assemblages, de répondre à quatre questions qui concernent les circonstances des abattages, leur périodicité, l’origine des animaux abattus et les formes de circulation de la viande. Certains lecteurs seront peut-être déçus par le manque ou le caractère souvent imprécis des données chiffrées. Il est dû à l’absence d’études détaillées, ces dernières faisant partie de nos objectifs dans le cadre d’un programme de recherche en cours de montage. Nous avons cependant estimé que les données disponibles étaient suffisantes pour mettre en évidence les principaux mécanismes à l’œuvre dans la formation des assemblages. C’est du moins ce que nous essaierons de montrer dans la synthèse. La discussion, enfin, nous conduira à réfléchir à l’incidence des modèles élaborés pour Sumba et le pays Toraja sur notre appréhension des faunes néolithiques et protohistoriques européennes.

1 Les sociétés de l’île de Sumba et du pays Toraja

1.1 Sumba

Sumba fait partie de la province indonésienne des îles de la Sonde orientales. Elle est située au sud de l’archipel indonésien, à environ 10° de latitude sud. Un peu plus grande que la Corse (11 153 km²) et longue de 200 km pour 36 à 75 km de large, elle compte environ 700 000 habitats. Elle est marquée par un paysage de collines et de moyenne montagne calcaires. Autrefois largement couverte de forêt et exportatrice de bois de santal, elle a été presque entièrement déboisée et les paysages actuels d’apparence forestière sont, presque systématiquement, des zones fortement anthropisées exploitées selon les techniques de l’agroforesterie traditionnelle. L’année est rythmée par une saison sèche, entre mai et novembre, et une saison humide. Si l’archipel qui deviendra l’Indonésie actuelle est sous domination hollandaise depuis le 17ème siècle, l’île de Sumba n’a été intégrée aux Indes néerlandaises qu’en 1866 et placée sous administration directe hollandaise qu’au début du 20ème siècle. Cette faible profondeur temporelle de l’emprise coloniale, renforcée d’une arrivée tardive des missionnaires ainsi que d’une faible attractivité économique expliquent les retards et les archaïsmes qui caractérisent l’île de Sumba, restée fortement rurale, avec un niveau de développement parmi les plus bas de l’archipel et un impact touristique qui reste très limité, notamment faute d’infrastructures adéquates. Cette situation est encore plus marquée dans la partie ouest, dont nous tirerons l’essentiel de nos exemples. Les structures sociales traditionnelles s’y sont maintenues et l’adat (la coutume) exerce encore une forte emprise sur la population. Celle-ci demeure pour partie (entre 20 et 30%, selon les estimations) fidèle au marapu, une religion traditionnelle fortement teintée de culte des ancêtres et qui subsiste parallèlement à la religion chrétienne, majoritaire mais dont une partie des fidèles a conservé certains traits du marapu, et à une petite minorité musulmane installée principalement dans les régions côtières. Parmi les pratiques traditionnelles les plus spectaculaires figure la coutume, propre à l’élite, d’enterrer les morts dans des structures mégalithiques, dont la construction s’accompagne, on le verra, d’abattages massifs de buffles et de cochons. L’île est divisée en quatre départements (kabupaten), eux-mêmes subdivisés en districts aux limites calquées sur les anciennes frontières ethniques.

La grande majorité de la population (plus de 80%) continue à vivre de l’agriculture. La prise en compte des spécificités de l’île, dans le domaine économique, réclame une grille de lecture particulière, qui est également valable pour le cas du pays Toraja. Trois types d’économies cohabitent: l’économie vivrière, celle des productions destinées à assurer l’approvisionnement ordinaire de la population, l’économie du rituel5, dont nous aurons l’occasion de détailler plus loin le fonctionnement, et l’économie de marché, dont l’arrivée dans l’ouest de l’île n’est guère antérieure à la période coloniale. L’économie du rituel est, notamment, celle des produits consommés en contexte festif. Pour ce qui est des animaux, cette catégorie englobe les victimes sacrificielles (celles qui sont offertes à une entité surnaturelle, dieu ou ancêtre), les animaux abattus pour alimenter les convives des banquets qui accompagnent la plupart des rituels et, enfin, les animaux servant à nourrir et à rémunérer les spécialistes employés dans des circonstances qui seront précisées plus loin. Sauf exceptions notoires6, les animaux sacrifiés sont également consommés lors des banquets accompagnant les grands rituels. Remarquons, en passant, que l’opposition savante entre produits à vocation vivrière et biens comestibles relevant du rituel se superpose aux classifications utilisées explicitement par certaines populations de l’Asie du Sud-Est, par exemple les Kachin de Birmanie pour qui le buffle est classé dans la catégorie des biens rituels, au même titre que le gong et les esclaves (Leach 1954; 1972).

De l’économie vivrière7 relèvent tous les produits de l’alimentation quotidienne, soit une large gamme de plantes (manioc, taro, patates douces, maïs, plusieurs variétés de légumes, banane, papaye, mangue, noix de coco, arachides, haricots, piments, pour ne citer que les principales), les œufs de poule et le poisson, ce dernier consommé essentiellement sous forme séchée. Le riz, très rare dans les régions les plus sèches, est consommé essentiellement en contexte festif, où il est incontournable, et relève donc lui aussi, pour l’essentiel, de l’économie du rituel. Il en est de même du palmier aréquier, qui fournit la noix d’arek qui, combinée avec le fruit du bétel, constitue un élément essentiel dans les échanges cérémoniels. Cultivé sur les hauteurs, le café n’a pris une place significative que dans les deux dernières décennies du 20ème siècle. Le coton revêt une grande importance, notamment du fait de son emploi dans la confection des vêtements précieux utilisés dans les échanges cérémoniels. Une partie du riz est transformée en bière de riz, elle aussi consommée en contexte festif, au même titre que le vin de palme. Outre un jardin contigu à la maison, le terroir utile se compose de rizières inondables, de parcelles dispersées à cultures « sèches » et arbres fruitiers exploitées pendant quelques années (3 ou 4, par exemple, dans le district de Wanokaka – Gunawan 2000), et de pâturages accueillant buffles et chevaux.

Fig. 2. Buffle après son bain de boue dans une rizière du Pays Toraja.  Fig. 2. A buffalo after his mud bath in a rice field in Toraja land.

Fig. 2. Buffle après son bain de boue dans une rizière du Pays Toraja.
Fig. 2. A buffalo after his mud bath in a rice field in Toraja land.

Les animaux domestiques sont le buffle (Fig. 2), le cochon, le cheval, le chien, le poulet, la chèvre, le bœuf et le canard. Si les quatre premiers relèvent presque entièrement de la sphère rituelle, le poulet, consommé lui aussi pour l’essentiel en contexte festif, contribue à l’alimentation ordinaire par ses œufs. Chèvre, bœuf et canard (les deux derniers très rares dans l’ouest de Sumba), arrivés tardivement, ne sont jamais sacrifiés mais n’en sont pas pour autant complétement écartés de la sphère rituelle, le bœuf pouvant, occasionnellement, entrer dans le prix de la fiancée (Onvlee 1980) et la chèvre être consommée en contexte festif, au moins dans la partie orientale de l’ile (Forth 1981). Il convient donc d’établir une distinction entre les espèces considérés comme des biens rituels (buffle, cochon, chien et poulet) et les espèces autres mais qui peuvent cependant, occasionnellement, contribuer au rituel. La frontière passe notamment entre le bœuf, appelé sapi Bali, et le buffle. De manière significative, c’est du premier que provient la viande bovine servie dans les restaurants. La chasse (au cochon sauvage et au cerf) est pratiquée dans un contexte rituel et ne contribue que de façon anecdotique à l’approvisionnement. La pêche en rivière et la collecte des produits littoraux sont pratiquées dans certaines régions où elles servent d’appoint secondaire.

Fig. 3. A Sumba, la longueur des cornes est le critère privilégié pour l’évaluation de la valeur d’un buffle. Fig. 3. On Sumba, the length of the horn serves as the most important criterium to determine the value of a buffalo.

Fig. 3. A Sumba, la longueur des cornes est le critère privilégié pour l’évaluation de la valeur d’un buffle.
Fig. 3. On Sumba, the length of the horn serves as the most important criterium to determine the value of a buffalo.

Nombreux et faisant l’objet de soins attentifs, les buffles occupent une position majeure dans l’existence des sumbanais. Ils jouent un rôle central dans les cérémonies et ont une place à part dans le bestiaire. L’emploi, sous quelque forme que ce soit, du lait de buffle est inconnue et il n’existe pas de tradition locale d’utilisation de la force de traction et pas davantage d’activités liées à la transformation des peaux8. Les buffles sont utilisés pour préparer les champs dans les zones de riziculture inondée. Ailleurs, par exemple dans le district de Kodi, ils n’ont aucune utilité pratique hors l’apport d’engrais lorsqu’ils paissent sur les champs après la récolte. Leur valeur est calculée sur la base de la longueur des cornes (Fig. 3) et du sexe (les mâles étant davantage prisés que les femelles), la corpulence de l’animal constituant un critère secondaire (Onvlee 1980). Elle peut varier de un à dix (Geirnaert-Martin 1992) et un buffle de qualité moyenne valait, en 2015, environ 15 millions de roupies (1000 €). De manière générale, ces éleveurs n’exercent aucun contrôle sur la reproduction, laissant à la providence le soin de produire des animaux à longues cornes. Dans le district de Laboya, il existe cependant une catégorie à part de buffles qui sont dispensés de tout travail, ne sont pas abattus avant 20 ou 30 ans d’âge et dont les cornes sont artificiellement déformées (Geirnaert-Martin 1992). Sans qu’il soit possible de donner de chiffres précis, on constate l’existence d’un nombre important de maisonnées qui ne possèdent pas de buffles, alors que toutes élèvent au moins un cochon. La valeur du cochon est calculée en fonction de la longueur de ses canines inférieures, le rôle du poids, exprimé par le nombre d’hommes nécessaire pour le transporter (entre 2 et 12) étant là aussi secondaire. Alors que ce sont les hommes (et les enfants mâles) qui s’occupent des buffles, le cochon est élevé par les femmes, qui lui préparent quotidiennement un à deux repas cuits composés de feuilles (notamment de manioc) et de tubercules.

Le buffle et le cochon échappent complètement à l’économie vivrière, mais pas à l’économie de marché. Il existe en effet des marchands qui en font commerce. Celui que nous avons rencontré dans l’ouest de l’île nous a expliqué qu’il alimentait les très nombreuses cérémonies organisées dans cette région en achetant des buffles sur place, dans des circonstances qui seront détaillées plus loin, mais aussi dans l’est de l’île, voire même dans l’île voisine de Flores. Mais il ne s’agit là, au fond, que d’un détour par l’économie de marché d’animaux extraits temporairement puis réinjectés dans l’économie du rituel, destination finale de la quasi-totalité des bêtes, la commercialisation de cochons dans le cadre de la restauration restant une activité marginale. Cette manière qu’a la sphère du rituel de tirer parti des opportunités de l’économie de marché est, par ailleurs, illustrée par l’emploi de camions pour déplacer une partie des pierres utilisées pour la construction des tombes mégalithiques. Certains animaux effectuent un aller-retour entre les deux formes d’économie, à l’exemple des buffles ou des cochons reçus en guise de rémunération par les chefs des carriers qui extraient les pierres des mégalithes (contexte rituel) et qui les vendent pour en partager le produit avec leurs compagnons de travail, avant que les animaux ne soient réintroduits dans le circuit du rituel une fois revendus par le marchand. Sumba est aussi, depuis des siècles, renommée pour la qualité de ses tissus, fabriqués dans des ateliers gérés par les femmes de la noblesse et utilisés traditionnellement dans les échanges rituels, mais aujourd’hui partiellement commercialisés, notamment auprès des touristes. Les cultures spéculatives jouent un rôle secondaire, la principale étant le café.

Fig. 4 (à gauche). Lors des rituels, une partie de la viande est consommée sur place, l’autre partagée et emportée par les invités. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie). Photo de l’auteur, 10 juillet 2015. Fig. 4 (left). In a ritual, part of the meat is eaten on the spot, while the rest is divided and the pieces are taken by those invited to the feast. Village of Tarung (Isle of Sumba) (Photo: Author, 10 July 2015).

Fig. 4 (à gauche). Lors des rituels, une partie de la viande est consommée sur place, l’autre partagée et emportée par les invités. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie). Photo de l’auteur, 10 juillet 2015.
Fig. 4 (left). In a ritual, part of the meat is eaten on the spot, while the rest is divided and the pieces are taken by those invited to the feast. Village of Tarung (Isle of Sumba) (Photo: Author, 10 July 2015).

Fig. 5 (à droite). Après la fête, les mandibules des cochons abattus sont exhibées devant la maison de l’organisateur. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie). Fig. 5. After the feast, the mandibles of the slaugthered pigs are exhibited in front of the house of the organizer (Village of Tarung, Isle of Sumba, Indonesia).

Fig. 5 (à droite). Après la fête, les mandibules des cochons abattus sont exhibées devant la maison de l’organisateur. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie).
Fig. 5. After the feast, the mandibles of the slaugthered pigs are exhibited in front of the house of the organizer (Village of Tarung, Isle of Sumba, Indonesia).

Les abattages de buffles et de cochons en contextes festifs peuvent être très importants, dépassant parfois les 100 bêtes, beaucoup plus que n’en consommerait en un an la maisonnée de l’organisateur, et même la communauté villageoise, si on se trouvait dans le cadre d’un élevage orienté vers la satisfaction des besoins en calories tel que nous l’avons décrit à propos des préjugés qui sous-tendent les études de faune consacrées à la préhistoire européenne. L’essentiel de la viande est consommée sur place, pendant ou à l’issue de la cérémonie; le reste, que personne n’a quantifié jusque-là mais qui représente assurément une masse significative, fait l’objet d’un partage et sera consommé dans les lieux de résidence des personnes auquel leur lien avec l’organisateur donne droit à une part de viande. Une petite fraction de la viande de cochon est fumée et conservée dans des tubes de bambou pour être utilisée dans des circonstances particulières, notamment pour traiter un invité de marque. Les carcasses sont dépecées et débitées sur l’aire sacrée immédiatement après le sacrifice (Fig. 4). Les cornes de buffles (en général sous forme de massacres) et les mandibules de cochon sont conservées et exhibées, principalement sous les vérandas des maisons, lieu ouvert, et donc visible de l’extérieur, où l’on reçoit les visiteurs et où on s’installe pour les conversations entre voisins (Fig. 5). Quelques os sont conservés pour en faire des manches d’outils ou d’armes (notamment les courts sabres que portent, traditionnellement, les hommes libres), d’autres sont mangés par les chiens à l’issue du banquet, certains, enfin, sont cuits et recuits dans la soupe préparée chaque matin pour les cochons. Il n’existe, dans les villages, rien qui ressemble de près ou de loin à un dépotoir. L’abattage des buffles se fait presque systématiquement à l’âge adulte, mais il peut, occasionnellement et faute de mieux, concerner également des animaux immatures, à condition toutefois qu’ils soient déjà munis de cornes. Dans les fêtes les plus importantes, l’abattage d’adultes est également la règle pour les cochons. La taille (et donc l’âge) de ces derniers est cependant parfois ajustée aux besoins; on se contentera, par exemple, d’un petit cochon (ou un chien) pour nourrir l’équipe de 5 ou 6 carriers occupée à extraire les dalles d’un mégalithe. A côté du buffle et du cochon, on sacrifie aussi massivement des poulets (très sollicités, notamment, pour les nombreux rituels d’échelle domestique), des chiens et des chevaux.

L’unité sociale de référence est le clan patrilinéaire exogame (kabihu), qui se subdivise en lignages (uma), eux-mêmes composés d’un nombre variable de maisonnées. Les territoires ethniques, appelés domains par les anthropologues néerlandais et anglo-saxons et dont les limites sont celles des districts mentionnés plus haut, comportent chacun un nombre variable de clans. La vie politique y est dominée par les clans nobles, qui possédaient autrefois des esclaves et entretiennent des relations clientélistes avec les clans de roturiers. Dans la partie orientale de l’île, les clans aristocratiques formaient des sortes de confédérations gouvernées par l’un d’entre eux, dont le chef était appelé raja (Forth 1981). L’ouest est plus égalitaire, avec des clans rivaux, une hiérarchie fluctuante et une compétition permanente pour le prestige. Cette différence a une incidence sur la construction des mégalithes, relativement rares à l’est parce que réservés au clan dominant (Breguet 2006), nombreux à l’ouest, où les notables ont sans cesse besoin de réaffirmer la puissance de leur clan par des manifestations ostentatoires. Les écarts de richesse, que l’on mesurait traditionnellement au nombre de buffles du troupeau, sont considérables. Dans le domaine de Laboya (Sumba-Ouest), le spectre allait, dans les années 1980, de zéro buffle pour les descendants d’esclaves et une partie des roturiers à plus de 200 pour les nobles les plus fortunés (Geirnaert-Martin 1992). Nous n’avons pas trouvé d’informations sur le rapport numérique, au sein d’un domain, entre clans aristocratiques et clans roturiers. Il est forcément variable, puisqu’il existe au moins un domain, celui de Kodi, dépourvu de roturiers et où la population ne comportait autrefois que des nobles et des esclaves, dont les descendants occupent aujourd’hui des positions subordonnées (Adams 2004b).

Un clan donné (clan A) entretient des relations d’alliance avec au moins deux autres clan du même domain: celui des « donneurs de femmes » (clan B) et celui des « preneurs de femme » (clan C), qui sont obligatoirement différents. Les clans B et C assistent aux principales fêtes données par le clan A, auxquelles ils doivent contribuer par des dons de nourriture, en général des buffles ou des cochons. Nous verrons que cette pratique constitue un des principaux facteurs de la circulation des bêtes sur pied. Contrairement à la situation régnant dans la partie orientale, il n’existe pas de charges héréditaires dans l’ouest de l’île. Les personnages les plus importantes sont les rato (« grands hommes » ou « hommes de renom »), qui régentent les affaires du clan et organisent les cérémonies en rapport avec le marapu; ils sont issus des clans aristocratiques qui en comptent chacun entre 5 et 10 (Adams et Kusumawati 2010). Pour devenir rato il faut certes faire preuve de charisme et être un bon orateur, mais rien n’est possible à qui n’a pas les moyens de réunir les trois conditions suivantes: avoir fait construire une sépulture mégalithique (pour soi-même ou pour un parent), financé la reconstruction de la maison d’origine du clan et organisé une woleka, fête d’actions de grâce qui est, avec les funérailles et les cérémonies de reconstruction de la maison d’origine, la troisième grande occasion de dépenses-ostentatoires9. Ces trois circonstances sont le prétexte de fêtes très onéreuses dont les invités peuvent se compter par milliers. Il faut donc être à la fois noble et riche pour prétendre devenir rato, ce qui rapproche les ethnies de Sumba des sociétés à grades formalisés (ou « de rangs ») comme les Naga (Assam, dans le nord-est de l’Inde), les Batak (Sumatra) ou les habitants de l’île de Nias (ouest de l’Indonésie)10.

Fig. 6. Dans la partie ouest de Sumba, les maisons principales d’un clan et les tombes les plus importantes sont souvent disposées en cercle autour de l’aire cérémonielle où ont lieu les abattages rituels. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie). Fig. 6. In the west of Sumba, the main houses as well as the most important tombes are often arranged in a circle around the ceremonial area where the ritual slaughterings take place (Village of Tarung, Isle of Sumba, Indonesia).

Fig. 6. Dans la partie ouest de Sumba, les maisons principales d’un clan et les tombes les plus importantes sont souvent disposées en cercle autour de l’aire cérémonielle où ont lieu les abattages rituels. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie).
Fig. 6. In the west of Sumba, the main houses as well as the most important tombes are often arranged in a circle around the ceremonial area where the ritual slaughterings take place (Village of Tarung, Isle of Sumba, Indonesia).

Dans l’ouest de Sumba, les villages comportent généralement entre 15 et une trentaine de maisons appartenant à un ou plusieurs clans (Adams 2004b)11. Les maisonnées d’un même clan (jusqu’à plus de 200 dans le district de Kodi selon Adams 2004) se partagent entre le village d’origine du clan, implanté en général sur une hauteur, un ou des villages secondaires et des habitations isolées installées auprès de jardins éloignés des villages. Les villages secondaires, appelés parfois aussi « subsidiaires », se reconnaissent à l’absence de tombes, d’un mur d’enceinte et de maisons des ancêtres, qui, dans les sites centraux, se distinguent notamment par une hauteur plus importante. Dans la région de la côte occidentale, chaque clan possède quatre maisons (uma) des ancêtres groupées autour d’une place du village d’origine (Fig. 6) qui est elle-même entourée par un cercle de mégalithes renfermant les restes des membres les plus éminents du clan. La maison principale, celle du fondateur du clan, est le centre spirituel (toujours) et politique (généralement) du clan (Adams/Kusumawati 2010), les trois autres sont celles des fondateurs des branches secondaires du clan. Les principales cérémonies ont lieu devant l’uma principale, sur une aire entourée de sépultures mégalithiques et où se déroulent les sacrifices. Elles regroupent les membres du clan, quel que soit leur lieu de résidence, et de nombreux autres invités, au premier rang desquels figurent des membres des clans partenaires dans le cadre des échanges matrimoniaux. Les animaux abattus proviennent, pour l’essentiel, des lieux de résidence des membres du clan invitant et des membres des clans alliés. La circulation du bétail se fait donc, comme nous le verrons en détail plus loin, selon les lignes de la parenté (clanique, affinale ou choisie), ce qui donne une géographie qui ne se confond que très partiellement avec celle de l’espace villageois. Les principaux rituels, en particulier ceux qui génèrent les abattages les plus importants, se déroulent obligatoirement dans le village d’origine du clan. C’est là que sont abattus les buffles, dont la plus grande partie est pourtant élevée dans les villages secondaires, souvent implantés près des plateaux herbeux où se trouvent les pâturages. Les sacrifices accomplis dans les villages secondaires le sont lors de fêtes mineures et n’impliquent que des cochons ou des poulets (Gunawan 2000).

Les principales fêtes seront présentées plus loin (2.1). Elles sont l’occasion de remplir les obligations coutumières liées à la notion d’honneur, mais aussi, pour certaines, d’accroître sa renommée à travers des dépenses ostentatoires12. C’est le cas principalement, comme nous l’avons vu plus haut, pour les fêtes liées à l’extraction et au tractage des blocs mégalithiques, à la construction des sépultures, ainsi que pour les funérailles, la reconstruction d’une maison des ancêtres ou une woleka. Contrairement aux rituels agraires, moins spectaculaires et peu dispendieux, ces cérémonies ont toutes un caractère agonistique, étant l’occasion pour les notables d’étaler et de mesurer leur prestige. Les animaux abattus proviennent pour partie du cheptel de l’organisateur de la fête, mais celui-ci est, pour les fêtes importantes, rarement en mesure de fournir lui–même la totalité des bêtes requises. Le restant est apporté par les participants, selon une répartition qui sera détaillée plus loin et un système de réciprocité généralisée dont le rôle social structurant a été maintes fois souligné et qui fait l’objet d’une comptabilité rigoureuse des « dettes de viande ». Quelques bêtes sont également échangées contre du riz ou achetées. Certains animaux consommés dans des fêtes organisées dans la partie occidentale de l’île peuvent, on l’a vu, provenir de la moitié est, voire de l’île voisine de Flores. Outre qu’elles correspondent à des épisodes de forte consommation de viande, les fêtes génèrent donc également une importante circulation de bêtes sur pied.

1.2 Toraja

Les Toraja vivent dans la partie septentrionale de la province de Sulawesi du sud, sur l’île de Sulawesi. Leur nom, créé par les voisins méridionaux Bugi pour désigner les peuples de la montagne et accepté comme un emblème identitaire seulement récemment par les intéressés (Bigalke 2005), couvre plusieurs sous-ensembles. L’un d’entre eux est celui des Sa’dan Toraja (Nooy-Palm 1975) dont le territoire, traversé par le fleuve Sa’dan, se confond, à peu de choses près, avec celui du district de Tana Toraja, région montagneuse demeurée longtemps isolée13 où les implantations humaines s’échelonnent entre 800 et 1500 m d’altitude. La saison sèche y dure de juin à décembre et la récolte du riz, dont la date conditionne le calendrier des grandes fêtes, se déroule en juillet et août. Le district couvre un peu plus de 3000 km² et compte environ 450 000 habitants, auxquels il convient d’ajouter une diaspora de plusieurs centaines de milliers de personnes originaire du pays Toraja mais travaillant dans d’autres îles de l’archipel tout en continuant, pour la plupart, à participer à la vie rituelle. La religion dominante est là aussi le christianisme, avec une présence musulmane assez faible et une petite minorité de personnes (environ 5%) qui sont restées fidèles à la religion traditionnelle, aluk to dolo, la « voie des ancêtres ». Comme à Sumba les chrétiens ont cependant conservé de nombreux traits de la coutume (adat), en particulier l’usage consistant à abattre des quantités importantes d’animaux domestiques en contexte festif. Le maintien de ces pratiques traditionnelles fait l’objet depuis un bon siècle d’âpres négociations entre ses partisans, soit la majorité des Sa’dan Toraja, d’un côté, l’Etat et les églises de l’autre (Rappoport 2015). Les églises ont fini par accepter la poursuite des abattages à condition qu’ils ne soient pas assimilés à des sacrifices, ce qui équivaudrait à admettre la nature surnaturelle des esprits des ancêtres. Ils relèvent donc officiellement de la dimension sociale, ostentatoire, des fêtes concernées, ce qui était déjà le cas autrefois, comme à Sumba, pour la majorité des bêtes concernées. Même si les significations ont subi des glissements, la pratique reste très vivace et les conditions sont donc réunies pour mener efficacement une réflexion s’inscrivant dans la problématique discutée dans cet article.

Fig. 7. Vue du marché aux cochons de Ma’kale, en Pays Toraja (Sulawesi, Indonésie). Fig. 7. View of a pig market in Ma’kale, in Toraja land (Sulawesi, Indonesia).

Fig. 7. Vue du marché aux cochons de Ma’kale, en Pays Toraja (Sulawesi, Indonésie).
Fig. 7. View of a pig market in Ma’kale, in Toraja land (Sulawesi, Indonesia).

En pays Toraja, l’unité économique de base est la maisonnée, qui exploite un terroir comprenant en général des rizières, un ou plusieurs jardins et une « forêt » de bambous. Même s’il est plus abondant qu’à Sumba du fait d’un climat plus humide et d’une superficie plus importante des terres irrigables, le riz est principalement consommé en contexte festif. La nourriture quotidienne est assurée, en premier lieu par le manioc (tubercules et feuilles), le taro, le maïs et la banane, accompagnés parfois d’œufs et de poisson séché. Les cultures spéculatives (caféier, cacaotier et giroflier) restent faiblement développées et cantonnées à l’échelle domestique. Une partie du riz est transformée en bière de riz qui n’était, au même titre que le vin de palme (palmier à sucre), consommée traditionnellement qu’en contexte festif. Le buffle, le cochon, le chien et le poulet sont les animaux du rituel alors que la chèvre, le bœuf et le canard, introduits tardivement et relativement rares, en sont complètement exclus. Comme à Sumba, une partie des animaux abattus lors des rituels est achetée, en général sur les marchés hebdomadaires de Rantepao, capitale du district (buffles), et de Ma’kale (cochons) (Fig. 7). L’accroissement récent de l’ampleur des abattages, lié à un afflux de richesses issues de la diaspora Toraja, oblige aujourd’hui à importer d’autres régions de l’archipel une partie significative des animaux utilisés. Là encore, l’économie de marché ne fait que s’adapter aux besoins de l’économie du rituel, à laquelle elle est subordonnée.

Fig. 8. Chez les Toraja, la valeur d’un buffle se juge à sa couleur, avec une progression qui va du gris homogène vers le rose pâle homogène, en passant par les pelages « mixtes ». Un buffle albinos peut valoir jusqu’à environ 45 000 € (Photos: auteur, août 2015). Fig. 8. The Torajans estimate the value of a buffalo based on its color, with the value rising from the homogenic gray towards the homogenic pale rose-colored ones, while the mixed colored types range somewhere in between. An albino buffalo is worth almost 45 000 € (Photos: Author, August 2015).

Fig. 8. Chez les Toraja, la valeur d’un buffle se juge à sa couleur, avec une progression qui va du gris homogène vers le rose pâle homogène, en passant par les pelages « mixtes ». Un buffle albinos peut valoir jusqu’à environ 45 000 € (Photos: auteur, août 2015).
Fig. 8. The Torajans estimate the value of a buffalo based on its color, with the value rising from the homogenic gray towards the homogenic pale rose-colored ones, while the mixed colored types range somewhere in between. An albino buffalo is worth almost 45 000 € (Photos: Author, August 2015).

Le buffle n’a pas d’autre utilité que la préparation par piétinement des rizières irriguées, ce qui représente au mieux une dizaine de jours de mobilisation chaque année. Cette tâche, qui pourrait d’ailleurs facilement être mécanisée aujourd’hui, est loin de justifier le nombre de buffles produits et les efforts importants consentis pour les élever. Le buffle est donc à la fois un bien rituel et, du point de vue économique, un luxe. On retrouve là une configuration courante dans les zones « tribales » de l’Asie du Sud-Est, où existent même des cas dans lesquels, comme pour les Lamet du nord du haut Mékong (Laos), le buffle ne présente aucune utilité en dehors du rituel (Izikovitz 1951). Des combats de taureaux (buffles) et de coqs sont organisés dans le cadre des funérailles aristocratiques (Koubi 2010). La valeur du buffle est calculée en fonction de la couleur de son pelage, avec une gradation gris foncé – tacheté rose/gris foncé – entièrement rose (albinos) (Fig. 8). L’envergure des cornes constitue ici, au même titre que la taille, un critère secondaire. Les coûts varient d’une vingtaine à environ 800 millions de roupies14. Un cochon adulte vaut environ 2 millions de roupies au marché de Ma’kale. Pour ce dernier, le prix est fixé en fonction de la taille de l’animal, mesurée, au niveau de la poitrine, avec une cordelette qui est passée juste derrière les pattes avant.

Fig. 9. Vue d’un tongkonan de la région de Rantepao (Sulawesi, Indonésie). La maison traditionnelle se trouve à droite. Elle est flanquée d’une maison « moderne » et fait face à un groupe de 4 greniers. Fig. 9. View of a tongkonan in Rantepao (Sulawesi, Indonesia). The traditional house type is on the right, beside it a 'modern' house. Vis-à-vis a group of four granaries.

Fig. 9. Vue d’un tongkonan de la région de Rantepao (Sulawesi, Indonésie). La maison traditionnelle se trouve à droite. Elle est flanquée d’une maison « moderne » et fait face à un groupe de 4 greniers.
Fig. 9. View of a tongkonan in Rantepao (Sulawesi, Indonesia). The traditional house type is on the right, beside it a 'modern' house. Vis-à-vis a group of four granaries.

Contrairement aux sumbanais qui vivent sous un régime de filiation patrilinéaire, les Toraja sont organisés en groupes de filiation cognatiques dans lesquels un individu peut opter pour un rattachement principal à la lignée de son père, à celle de sa mère ou aux deux même temps. Si c’est un homme, il entretiendra également des relations avec les groupes de filiation respectifs de la mère et du père de sa femme. Un couple devra satisfaire aux obligations liées aux appartenances respectives des deux conjoints. Cela implique d’assister à tous les rituels importants et d’y contribuer par des dons de buffle et de cochon (Waterson 1995). La mobilité des animaux sur pied est donc encore supérieure à celle qu’on observe à Sumba, où la sphère de circulation est en partie contrainte par le système de filiation unilinéaire. La société Toraja compte des nobles, des roturiers et, traditionnellement, des esclaves. Parmi les nobles et les roturiers, l’unité sociale de base est une lignée composée de tous les individus affiliés au même groupe de descendance, pour lequel les auteurs anglo-saxons emploient le terme de ramage et que certains spécialistes assimilent à la « maison » telle que l’a définie Lévi-Strauss (1979). Ce groupe de descendance a pour « point de ralliement » à la fois symbolique et concret une maison d’origine appelée tongkonan dans le cas des ramages aristocratiques, le terme désignant d’ailleurs à la fois le ramage en tant que groupe de descendance et la maison d’origine, celle de l’ancêtre fondateur, au sens physique du terme15 (Fig. 9). Il existerait aujourd’hui environ 125 tongkonan en pays Toraja. Parmi ceux que nous avons eu l’occasion de visiter, celle de M. Mangose, située dans le village de Burake, près de Ma’kale, est la maison d’origine d’un clan fondé il y a environ trois siècles par un héros d’une guerre menée contre l’ethnie voisine des Bugis. Le groupe de filiation dont elle constitue l’emblème compte aujourd’hui plusieurs milliers de personnes qui se répartissent entre le pays Toraja et la diaspora. La maison en tant qu’unité architecturale est régulièrement reconstruite, en principe à l’occasion du décès d’un membre important du ramage. Celle que nous avons vue date des années 1980.

Les groupes de filiation nobles sont en principe égaux entre eux, ce qui ne les empêche pas d’être engagés dans une lutte incessante pour le prestige. Les guerres ayant cessé dans le courant du siècle dernier sous la pression successive des administrations néerlandaise et indonésienne, les principales occasions d’afficher son prestige et de montrer sa supériorité économique sont aujourd’hui les grandes fêtes, en premier lieu les funérailles et les fêtes accompagnant la reconstruction du Tongkonan. La segmentation en ramages politiquement autonomes était naguère battue en brèche, dans plusieurs secteurs, par l’existence de petits royaumes appelés puang dans lesquels une confédération de ramages est dominée par un ramage princier qui était, traditionnellement, lié par mariage aux autres petits royaumes, y compris non-Toraja, du sud des Célèbes (Bigalke 2005; Nooy-Palm 1975). Dans ce système qui n’est pas sans rappeler celui des domains de la partie orientale de Sumba, la hiérarchie compte quatre niveaux, celui du ramage princier, réputé d’ascendance divine, venant se superposer à celui de la noblesse, dans le cadre d’un dispositif dont une partie des caractéristiques s’apparente à celui en vigueur dans les sociétés dites stratifiées. Ailleurs, dans les zones à trois niveaux, il existe théoriquement des possibilités d’ascension sociale – de l’état de roturier à celui de noble – liées aux qualités spécifiques d’un individu (éloquence, charisme, don de persuasion, bravoure) mais aussi à sa richesse matérielle. Comme à Sumba, la munificence déployée à l’occasion des grands rituels joue un rôle de premier plan, et ne laisse guère de chances, dans le cadre de l’économie rurale traditionnelle, à un roturier de se hisser jusqu’à l’étage nobiliaire, le poids de la richesse accumulée par les groupes de filiation aristocratiques, notamment par le biais de la dette, ayant contribué à figer le système. Il existe d’ailleurs une fête, appelée merok qui, comme la woleka de Sumba, est un mélange d’actions de grâce et d’autopromotion ostentatoire s’appuyant sur des abattages importants de buffles et de cochons. A l’instar de la woleka elle a, elle aussi, été comparée aux fêtes de prise de grade (ou fêtes du mérite) de l’Asie du Sud-Est continentale16. Ce fonctionnement est, depuis une trentaine d’années, perturbé par les richesses accumulées dans la diaspora; des « nouveaux riches » essaient aujourd’hui, s’appuyant sur une idéologie traditionnelle égalitariste qui réfute toute idée de transmission des statuts par l’hérédité, de forcer leur entrée dans la noblesse par des abattages massifs de buffles lors des fêtes de funérailles et par la construction de maisons traditionnelles richement décorées à l’image des tongkonan.

Le groupe de filiation cognatique que nous nous sommes permis d’appeler ramage pour simplifier, entretient avec le village le même rapport que le clan patrilinéaire à Sumba. Le tongkonan est certes un élément essentiel de la communauté villageoise où il se dresse, mais il constitue aussi le point de ralliement d’une entité beaucoup plus large qui, dans la mesure où nombre de ses maisonnées sont dispersées dans d’autres villages et dans les zones d’émigration, transcende largement les frontières villageoises. Là encore, c’est le groupe de descendance qui constitue l’échelle pertinente pour l’étude des activités festives, en particulier les deux fêtes les plus importantes en matière d’abattage d’animaux domestiques que constituent les funérailles et la reconstruction de la maison d’origine. Comme à Sumba, ces rituels sont l’occasion de payer les « dettes » de viande ou d’en contracter de nouvelles, de renforcer les solidarités traditionnelles ou d’amorcer de nouvelles alliances. Si les abattages d’animaux constituent ici clairement le véhicule privilégié de l’ostentation, le pays Toraja connaît aussi, aujourd’hui encore, une pratique mégalithique dont le rôle dans l’affichage de la puissance n’est pas négligeable, même si sans commune mesure avec la situation observée à Sumba. Cette pratique se décline en deux aspects distincts: 1) l’érection, à l’occasion des funérailles de notables, de pierres dressées (jusqu’à 5 à 6 m de haut) sur une aire cérémonielle (rante) située en contrebas du village et 2) un mégalithisme « négatif » qui se traduit par le creusement de tombes souterraines de type « hypogée » dans des falaises ou de gros rochers. Le creusement d’une telle cavité peut prendre jusqu’à 6 mois à une équipe de trois carriers qui sont, comme leurs homologues de Sumba, nourris durant toute cette durée par le commanditaire.

1.3 synthèse

Malgré des différences non négligeables, les deux sociétés étudiées montrent de nombreux points communs. Leurs religions traditionnelles sont toutes deux fortement marquées par le rôle crucial des ancêtres divinisés (ou esprits des ancêtres), en premier lieu l’ancêtre fondateur du clan ou du ramage17. Elles se rejoignent également dans la pratique des abattages massifs de buffles et de cochons dont la finalité est avant tout d’ordre social, les cérémonies purement religieuses, non-compétitives, comme les rites agraires, ne requérant que des sacrifices modestes. La grande majorité des bêtes abattues échappe d’ailleurs au sacrifice sensu stricto, puisqu’elles sont tuées pour les besoins du banquet qui accompagne la fête. Alors que les occasions de sacrifier sont nombreuses, les déploiements ostentatoires spectaculaires qui sont à l’origine des abattages les plus importants ne concernent qu’un nombre réduit de circonstances: les funérailles, la reconstruction des maisons d’origine et, essentiellement à Sumba, le cycle de la construction des mégalithes (extraction – tractage – montage). Le contexte général est celui d’une compétition entre les élites, qu’elles relèvent du niveau hiérarchique 4, comme dans les domains de Sumba-Est ou les puang du pays Toraja, ou du niveau 3, partout ailleurs.

Dans les deux régions-test, la circulation des bêtes sur pied et de la viande suit les lignes de la parenté et de l’alliance. Aux réseaux relativement simples de Sumba (où l’essentiel de la circulation se fait au sein d’une sphère associant le clan patrilinéaire et les clans qui lui sont associés dans le cadre des échanges matrimoniaux), s’opposent les réseaux plus ramifiés du pays Toraja, où le système du groupe de filiation cognatique et la liberté de choix qui lui est inhérente rendent les choses sensiblement plus complexes. Dans les deux cas, les animaux d’élevages traditionnels, en premier lieu le buffle et le cochon, relèvent de l’économie du rituel, et la captation récente d’une partie des animaux (essentiellement des cochons) par l’économie de marché demeure un phénomène marginal. La richesse, y compris celle que génèrent les activités des migrants, est prioritairement investie dans la préservation ou la conquête du prestige, dans un cadre qui reste celui des structures sociales traditionnelles. L’origine multiple des animaux sur pied et les pratiques de partage de la viande génèrent, comme nous allons le voir dans la seconde partie de cet article, une dissociation partielle entre les lieux d’élevage, les lieux d’abattages et les lieux de consommation.

2 Origine des animaux, circuit de la viande; le buffle et le porc dans le cadre de l’économie du rituel

2.1 Circonstances: les rituels et leur déroulement

2.1.1 Sumba

A Sumba, l’étude de l’importance relative des abattages en fonction des circonstances conduit à distinguer deux catégories de fêtes: les fêtes que l’on qualifiera de purement religieuses et qui sont célébrées le plus souvent à l’échelle de la maisonnée, et les fêtes « mixtes », qui mobilisent l’ensemble du clan et dans lesquelles la dimension religieuse se double d’une forte composante sociale.

Fig. 10. Scène de sacrifice à Golungoro (Sumba-ouest, Indonésie). Photo de l’auteur, 11 juillet 2015. Fig. 10. Scene of a sacrifice at Golungoro (West Sumba, Indonesia) (Photo: Author, 11 July 2015).

Fig. 10. Scène de sacrifice à Golungoro (Sumba-ouest, Indonésie). Photo de l’auteur, 11 juillet 2015.
Fig. 10. Scene of a sacrifice at Golungoro (West Sumba, Indonesia) (Photo: Author, 11 July 2015).

Les cérémonies de nature exclusivement religieuse sont trop nombreuses pour être toutes énumérées ici. On citera celles qui accompagnent les semailles, les récoltes, la naissance d’un enfant ou la consultation des augures. Cette dernière intervient dans des circonstances très variées, par exemple lorsqu’un événement imprévu, interprété comme un signe, révèle une tentative des esprits pour entrer en contact avec les « mortels ». Un animal - cochon, poulet, chien ou buffle - est alors abattu pour en lire les entrailles. Les rites agraires sont, du point de vue qui est le nôtre dans cet article, des cérémonies mineures. A Kodi, la première manifestation du cycle des fêtes agraires (le tondo woka pani pagha) a lieu en octobre, un mois avant le début de la saison des pluies et est organisée à l’échelle de la maisonnée. On abat deux poulets, qui seront consommés dans un repas réunissant 10 à 20 personnes. (Adams 2004b). Une autre fête, également à l’initiative de la maisonnée, a lieu après la récolte, réunissant 40 à 50 participants et donnant lieu à l’abattage d’un cochon. Toujours dans le district de Kodi, trois poulets sont abattus lors de la fête célébrée à l’occasion d’une naissance (Adams 2004b). Il existe également des cérémonies, par définition exceptionnelles puisque liées à des circonstances particulières, destinées à « purger » la tension générée par toute situation déviante au regard de la coutume, par exemple une mort anormale (accidentelle, violente ou lointaine) ou la réactivation d’anciennes dettes (entre clans, ou dues aux esprits) restées « impayées ». C’est le cas du pogo nauta chez les Laboya (Sumba-Ouest): pour faire revenir dans la maison des ancêtres l’âme errante d’un individu décédé de mort non naturelle, on sacrifie un buffle, puis un cochon dont la graisse sert à oindre les cheveux de l’individu concerné (Geirnaert 1989). J. Hoskins signale, pour le district de Kodi, une cérémonie organisée en 1981 pour accompagner le retour et le dépôt, dans un mégalithe construit pour l’occasion, des os d’un ancêtre exécuté en 1942, dans des circonstances troubles, par l’occupant japonais (Hoskins 1986). Renard-Clamagirand analyse, pour sa part, un rituel organisé par les Wewewa (Sumba-Ouest) pour payer une dette contractée par un ancêtre, depuis longtemps décédé, qui avait négligé de pratiquer un sacrifice promis aux esprits en échange d’une faveur. Deux animaux immatures, un bœuf et un cochon, sont sacrifiés (Renard-Clamagirand 1989). Nous avons-nous-même pu assister à une cérémonie de ce type le 10 juillet 2015 à Golounrongo, dans le district de Loli, à l’extrémité occidentale de l’île. Il s’agissait là de favoriser le retour dans la maison des ancêtres du clan de l’âme, elle aussi errante, d’un ancêtre mort en prison il y a plusieurs dizaines d’années pour avoir assassiné sept personnes. A la demande de l’ancêtre en question, relayée par les devins, sept animaux, trois buffles et quatre cochons, ont été sacrifiés (Fig. 10). De manière générale, il s’agit de « refroidir », par le sacrifice, un déséquilibre, source d’une « chaleur » malsaine; on considère d’ailleurs que le sang des animaux abattus « rafraîchit », et donc nettoie, le sol de l’aire cérémonielle (Geirnaert-Martin 1992). Alors que le nombre des animaux abattus est fixé par la coutume dans le cas des rituels agraires ou de naissance, il est, dans les exemples mentionnés, déterminé par les circonstances de la mort « anormale » de l’ancêtre. Dans ces deux catégories de fêtes, il n’y a pas de place pour des comportements ostentatoires. Il s’agit ici de remplir ses obligations coutumières, là d’effacer une tache susceptible d’être préjudiciable à l’honneur du clan, et il serait, dans les deux cas, malvenu qu’un individu profite de l’occasion pour se mettre en valeur.

Les fêtes « mixtes » sont, par contre, prétextes à manifestions ostentatoires, générant des abattages beaucoup plus nombreux que ceux des cérémonies purement religieuses. Il s’agit des funérailles, du cycle mégalithique, de la reconstruction de la maison des ancêtres, des mariages et des fêtes d’action de grâce de type woleka, durant lesquelles on remercie les ancêtres d’avoir apporté richesse et prospérité tout en montrant sa capacité à organiser une fête de grande ampleur. Nous disposons de peu d’informations pour les trois dernières, mais les données relatives aux funérailles et aux rites accompagnant la construction des mégalithes suffiront à montrer l’esprit dans lequel se déroulent ces cérémonies, où la dimension sociale et la dimension religieuse sont étroitement imbriquées.

Fig. 11. Carrière de Wainyapu (ouest-Sumba, Indonésie). Chargement sur un camion d’un orthostate destiné à la construction d’un coffre funéraire mégalithique. Photo de l’auteur, 13 juillet 2015. Fig. 11. Coast of Wainyapu (West-Sumba, Indonesia). The orthostat loaded on the van is destined to become part of a megalithic tomb (Photo: Author, 13 July 2015).

Fig. 11. Carrière de Wainyapu (ouest-Sumba, Indonésie). Chargement sur un camion d’un orthostate destiné à la construction d’un coffre funéraire mégalithique. Photo de l’auteur, 13 juillet 2015.
Fig. 11. Coast of Wainyapu (West-Sumba, Indonesia). The orthostat loaded on the van is destined to become part of a megalithic tomb (Photo: Author, 13 July 2015).

Les funérailles les plus spectaculaires ont lieu à Sumba-Est, dans les clans aristocratiques qui sont, traditionnellement, à la tête des domains. Les funérailles, en 2003, de la princesse Tamu Rambu Yuliana, membre du clan dominant du domain de Rindi, en constituent un bon exemple. Elles donnèrent lieu à l’abattage de plus d’une centaine de buffles et de porcs et, fait exceptionnel, de 15 chevaux (Breguet 2006). Les cérémonies les mieux décrites, avec des chiffres relativement précis, sont celles du cycle mégalithique, qui a été brillamment analysé par Ron Adams (Adams 2001; 2004b; 2010; Adams et Kusumawati 2010). Que ceux-ci soient donnés en paiement à certains acteurs du processus, abattus pour nourrir acteurs et spectateurs, ou véritablement sacrifiés aux esprits ou aux dieux, il implique de pouvoir disposer d’une grande quantité d’animaux. Dans le district de Kodi, cela commence par le droit d’extraire les dalles nécessaires à la construction du mégalithe. Si le commanditaire et le propriétaire de la carrière appartiennent à deux clans différents, le premier devra payer quatre buffles et quatre chevaux pour avoir le droit d’extraire quatre dalles. Pour ce travail, les carriers toucheront un buffle, un cochon et un cheval, qui sont ensuite revendus par le chef d’équipe qui rémunère ses aides avec le produit de la vente18. Si les 11 animaux concernés par ces deux transactions ne sont pas abattus, ils illustrent néanmoins une des modalités de la circulation des animaux sur pied en contexte rituel. Leur transfert les rend disponibles, éventuellement via un détour par un marchand de bestiaux, pour de nouvelles cérémonies. La nourriture des carriers est à la charge du commanditaire. L’extraction des pierres nécessaire à la construction d’une tombe dure entre deux semaines et deux mois, période durant laquelle il faudra fournir chaque jour un poulet, un petit cochon ou un chien. Le rituel qui précède le transport des dalles nécessite ensuite le sacrifice d’un cochon et d’un chien. Si les orthostates sont aujourd’hui transportés en général par camion (Fig. 11), la ou les dalles de couverture continuent à être tractées à l’ancienne. Adams donne l’exemple de trois dalles destinées à couvrir une tombe de notable dont le tractage sur 5 km a duré 7 jours et mobilisé plusieurs centaines de « tireurs » qui ont dévoré au total 7 buffles et 28 cochons, fournis bien sûr par le commanditaire. Pour nourrir les 200 à 300 personnes impliquées dans la pose d’une dalle de couverture, 4 cochons seront nécessaires. Si le commanditaire souhaite faire décorer son mégalithe, il devra, enfin, prévoir un buffle pour rétribuer le graveur et un cochon qui sera abattu pour célébrer la fin des travaux de gravure, sans compter les poulets et les chiens utilisés pour nourrir le graveur et ses aides (Adams 2004b). Avant même le début des funérailles, le commanditaire aura ainsi « déboursé » une douzaine de buffles, plus de 30 cochons, 5 chevaux et plusieurs dizaines de petits animaux (chiens, poulets, petits cochons).

Les funérailles elles-mêmes impliquent, toujours dans le district de Kodi, où elles sont comparativement plutôt plus modestes qu’ailleurs à Sumba, l’abattage d’entre trois et 30 buffles et plusieurs dizaines de cochons, quantité réputée inférieure, en moyenne, à celles nécessitées par la reconstruction d’une maison d’origine ou d’une fête de type woleka (Adams 2004b). R. Adams évoque une woleka de plusieurs jours durant laquelle une centaine de bêtes (buffles et cochons, avec un rapport d’environ un tiers / deux tiers) ont été abattus en une journée et une seconde qui a vu l’abattage de 100 buffles (Adams 2004b). Le rôle de la richesse, qui démultiplie le nombre de bêtes tuées ou échangées, est également très important dans les mariages. Le prix de la fiancée dans le district de Kodi est habituellement de 5 chevaux, 5 buffles et une boucle d’oreille en or19, mais on connaît au moins un exemple récent où ces chiffres ont été multipliés par 10 (Adams 2004b)20. Dans le district de Laboya, le nombre de bête (buffles et chevaux) peut atteindre 200 pour les mariages aristocratiques (Geirnaert-Martin 1992). Dans celui de Wanokaka, le nombre d’animaux à fournir pour le prix de la fiancée est de 36 pour les nobles (qui appellent un contre-don de 9 cochons), entre 10 et 20 pour un roturier et entre 1 et 5 pour un descendant d’esclaves (Gunawan 2000). On est là, une nouvelle fois, dans la problématique de la circulation des animaux vivants. Une partie au moins des buffles, des chevaux et des cochons (qui font partie du contre-don offert par la famille de la fiancée) concernés par ces transactions ont été élevés dans le clan donateur (A). Certains d’entre eux seront consommés lors de fêtes données par le clan donataire (B), d’autres pouvant être abattus dans le cadre de rituels se déroulant au sein d’un troisième clan, par exemple des funérailles organisées par le clan (C) des preneurs de femmes de B, qui n’entretient aucune relation avec A. Les cas de dissociation entre le lieu d’élevage et le lieu de consommation sont donc très fréquents et la circulation inter-clans des animaux sur pied atteint une ampleur considérable.

2.1.2 Pays Toraja

Il n’est pas question de mentionner ici les nombreux rituels donnant lieu à sacrifices qui rythment la vie des communautés du pays Toraja. Les lecteurs pourront se reporter, en particulier, aux travaux de Koubi (1982 et 2010), Jannel/Lontcho (1992) et Nooy-Palm (1975). On retrouve la même distinction qu’à Sumba entre, toujours du point de vue de la quantité de bêtes concernées, fêtes mineures et fêtes majeures, cérémonies purement religieuses et cérémonies « mixtes » laissant place à des comportements ostentatoires.

Les « petites » fêtes sont été bien décrites par R. Adams dans un article consacré au village de Kanan (Adams 2004a) où il distingue:

Une cérémonie de consultation des esprits du clan propriétaire du terrain à propos d’un projet de construction d’une croix chrétienne monumentale organisée par la maisonnée, déjà évoquée, de M. Mangose a donné lieu, les 6 et 7 août 2015, au sacrifice d’un buffle et de deux cochons (observation personnelle). Le banquet tenu le deuxième jour pour clore les cérémonies a réuni entre 20 et 25 personnes. J. Koubi évoque le sacrifice d’un porc réalisé à l’occasion de la construction d’un autel en bambou (Koubi 2010). Les cérémonies liées, pour simplifier, au « culte des ancêtres », comptent aussi parmi des petites fêtes économes en abattages. Postérieurement aux funérailles, chaque ouverture de la sépulture doit s’accompagner d’un sacrifice. Les restes des morts sont en effet parfois extraits de leur tombe pour des rituels nécessitant l’appui des ancêtres et leur présence « physique ». Les ossements sont alors emballés dans un nouveau linceul et, parallèlement, l’effigie en bois du mort est descendue de la galerie qu’elle occupe sur la falaise où sont creusées les tombes et on change ses vêtements (Waterson 1995)

Les deux catégories de fêtes les plus importantes sont les funérailles, dont certaines comportent l’érection d’une pierre dressée mégalithique, et la reconstruction du tongkonan. Le rôle central des funérailles en tant qu’arène du jeu social dans de nombreuses populations primitives a été bien décrit par B. Hayden dans un article où il s’appuie, entre autres, sur des données concernant le pays Toraja (Hayden 2009). Pour les Sa’dan Toraja, les buffles abattus sont censés accompagner le défunt vers le pays des morts, où ils lui assureront un statut en rapport avec celui dont il jouissait de son vivant. Nous devons une fois de plus les observations les plus précises et les mieux quantifiées à R. Adams, qui a construit une typologie des funérailles dans le district de Tana Toraja en fonction de la durée, calculée en nombre de nuits, et du nombre de bêtes abattues (Adams 2001, cité dans Hayden 2009). Il distingue 6 niveaux:

  1. une à deux nuits; en général un cochon, parfois un buffle (pauvres, enfants, esclaves).
  2. 3 à 5 nuits; 12 cochons, 2 buffles (frange inférieure de la noblesse).
  3. 14 nuits; 24 cochons et 7 à 8 buffles.
  4. 18 nuits; 24 cochons, 9 à 10 buffles.
  5. 27 nuits; 36 cochons, 12 à 15 buffles.
  6. 27 nuits ou plus; plus de 36 cochons et au moins 16 buffles.
Fig. 12. Champ de menhir (rante) à Bori (pays Toraja, Sulawesi, Indonésie). Fig. 12. Menhir field ( rante ) at Bori (Toraja land, Sulawesi, Indonesia).

Fig. 12. Champ de menhir (rante) à Bori (pays Toraja, Sulawesi, Indonésie).
Fig. 12. Menhir field ( rante ) at Bori (Toraja land, Sulawesi, Indonesia).

Dans un article récent consacré au mégalithisme, R. Adams évoque, pour le pays Toraja, des funérailles de notables (avec organisation de combats de buffles et de coqs et érection d’un menhir) pour lesquelles le nombre de buffles abattus peut atteindre la centaine. Le tractage du menhir (Fig. 12) peut durer plusieurs jours et impliquer jusqu’à 1000 personnes dont l’approvisionnement nécessite, chaque jour, l’abattage d’un ou plusieurs buffles et de plusieurs cochons, sans compter une quantité importante de riz et de vin de palme (Adams 2010). Ertel et Hübl ont, quant à eux, assistés en 1977 aux funérailles d’un notable dans le cadre desquelles ont été abattus 80 buffles et 700 cochons (Ertel/Hübl 1982) et Waterson (1993, 87) signale des funérailles tenues dans le village de Karassik en 1983 où les abattages ont représenté, buffles de différents types et cochons compris, une valeur équivalente à celle de 789 buffles gris foncé. Sans donner de décomptes précis, J. Koubi distingue 11 épisodes impliquant des sacrifices animaux (buffles et/ou cochons) durant la première étape des funérailles aristocratiques dans le pays Toraja (Koubi 1975). La reconstruction du tongkonan est également l’occasion d’abattages massifs. A Pintu, une fête donnée à cette occasion en mars 1979 s’est traduite par l’abattage d’une centaine de porcs dont quatre ont été sacrifiés; les plus beaux ont, au préalables, été exposés sur des palanquins décorés disposés devant la maison nouvellement construite (Koubi 2010).

De même que pour l’extraction des dalles à Sumba, le creusement de la tombe (liang) est rémunéré en nature, le dédommagement étant calculé en buffles par m3 (Waterson 1995). La revente des animaux concernés est un facteur supplémentaire de mobilité du bétail sur pied.

2.2 Périodicité des abattages

A Sumba, les grandes fêtes ont lieu durant la saison sèche, entre mai et novembre, une fois la récolte du riz achevée, ou au moins bien entamée. Les fêtes agraires sont les seules à avoir lieu à dates fixes. Les dates des funérailles, de la construction d’un mégalithe ou de la reconstruction de la maison d’origine sont liées au calendrier des décès et tributaires des ressources des organisateurs et du bon vouloir des notables du clan, la décision étant toujours prise collégialement. Pour les funérailles, la date du décès ne joue qu’un rôle secondaire, un mort pouvant être conservé pendant des mois jusqu’à ce que son clan ait réuni les ressources nécessaires pour organiser des funérailles conformes à son rang. L’extraction des pierres et la construction des mégalithes interviennent souvent avant la mort de leur futur occupant, auquel, par le déploiement de moyens qu’elles supposent, elles servent de tremplin pour afficher sa prospérité et accroître sa renommée. Elles ont lieu durant la saison sèche, les différentes étapes pouvant d’ailleurs, là encore en fonction des moyens disponibles, être fractionnées sur plusieurs années. On peut ainsi voir, dans certains villages, des dalles de couvertures déjà fortement patinées qui attendent leurs orthostates depuis plusieurs années. La date d’une woleka est soumise aux mêmes impératifs. Elle est certes liée à un contexte précis (un succès économique), mais ne peut avoir lieu qu’une fois les ressources nécessaires rassemblées.

Les fêtes de type pogo nauta, destinées à refroidir une situation de déséquilibre, par exemple en permettant à une âme errante d’intégrer la maison des ancêtres, sont censées être déclenchées par les esprits des ancêtres, qui manifestent leur impatience par des signes (petits accidents, maladies, événements météorologiques inattendus…) qu’auront à interpréter les spécialistes du marapu. Leur date n’est donc pas prévisible et leur rythme forcément irrégulier. La fréquence des fêtes donnant lieu aux abattages les plus importants (funérailles aristocratiques et cycle mégalithique) est elle aussi irrégulière. Dans un village donné, il peut s’écouler jusqu’à 20 ou 30 ans entre deux cérémonies funéraires de niveau supérieur. Le nombre d’abattages sera donc très fluctuant d’une année sur l’autre. Entre une année combinant la construction de plusieurs mégalithes, les funérailles d’un personnage important et la reconstruction d’une maison des ancêtres et une autre où seule la construction d’un mégalithe viendra rompre la routine, la quantité de viande consommée, et donc de déchets osseux produits, pourra différer de manière spectaculaire. Les années « creuses » serviront à accumuler les richesses (en riz, buffles et cochons) qui permettront de faire face lors des années fastes à venir. Inutile d’ajouter que le respect du croît naturel du troupeau ne joue aucun rôle dans la gestion des cheptels, entièrement subordonnée aux exigences du rituel. Une maisonnée aristocratique jouissant d’une renommée importante peut ainsi décimer entièrement son cheptel de buffles sans crainte du lendemain, notamment parce que le système de la dette dite parfois « de viande » lui assure la possession virtuelle d’un nombre importants d’animaux dont elle pourra disposer en cas de besoin et que sa notoriété lui permet d’emprunter sans difficulté.

En pays Toraja, la période des fêtes se confond également avec la saison sèche, entre juin et décembre, la plupart ayant lieu une fois la récolte de riz engrangée. On y retrouve la même opposition entre rituels célébrés à date fixe et événements contingents. La date des funérailles est, là aussi, tributaire des moyens disponibles. Elles peuvent intervenir plusieurs mois, voire plusieurs années, après le décès, jusqu’à 5 ans d’après B. Hayden (2009). Un ramage connaît entre une et deux très grandes fêtes de funérailles à chaque génération (Hayden 2009). Dans le village de Kanan, le rituel funéraire le plus long et le plus complexe, réservé à des membres de la noblesse dotés d’un grand prestige et impliquant l’abattage de 16 buffles et au moins 36 cochons, n’a eu lieu que deux fois entre 1913 et 2000 (Adams 2004a). Dans le village de Simbuang la fréquence des funérailles de niveau 4 (selon la classification détaillée plus haut) est annuelle, le dernier enterrement de niveau 5 a eu lieu 20 ans avant l’enquête et seules deux cérémonies de niveau 6 ont été célébrées en 70 ans (Hayden 2009). La reconstruction du tongkonan a lieu, en général, à l’occasion des funérailles d’un membre important du ramage. La maison déjà citée de M. Mangose a été construite il y a une trentaine d’années. Sa reconstruction devrait, selon un membre important du ramage intervenir dans les 10 ou 15 années à venir. De manière générale, et pour les mêmes raisons, les fluctuations d’une année sur l’autre sont tout aussi spectaculaires qu’à Sumba et, même si on ne dispose pas de chiffre précis, on peut sans risque s’avancer à pronostiquer qu’un rapport de un à dix, entre une année faste et une année maigre, dans le nombre d’abattages de buffles et de cochons, n’a rien d’exagéré.

2.3 L’origine des animaux abattus

Cet aspect est, à côté du circuit de la viande, au cœur du projet de recherche en cours. Comme nous allons le voir, les informations dont on dispose demeurent, même si elles rendent compte fidèlement de la réalité et permettent d’esquisser sans risque d’erreurs significatives un modèle général fiable, assez peu précises. L’un des objectifs de notre projet est précisément, dans les années à venir, de combler cette lacune par des décomptes, des listes de donateurs et une cartographie systématique des provenances.

2.3.1 Sumba

Fig. 13. Schéma théorique de la circulation des bêtes sur pied abattues à l’occasion d’une fête de funérailles dans un village sumbanais. Les animaux proviennent d’une trentaine de maisonnées dispersées sur 6 villages et 6 habitations isolées. Fig. 13. Schematic pattern of the supposed circulation of livestock slaughtered at a funerary feast in a Sumba village. The animals came from 30 houses situated in 6 villages and 6 isolated habitations.

Fig. 13. Schéma théorique de la circulation des bêtes sur pied abattues à l’occasion d’une fête de funérailles dans un village sumbanais. Les animaux proviennent d’une trentaine de maisonnées dispersées sur 6 villages et 6 habitations isolées.
Fig. 13. Schematic pattern of the supposed circulation of livestock slaughtered at a funerary feast in a Sumba village. The animals came from 30 houses situated in 6 villages and 6 isolated habitations.

A Sumba, les animaux abattus lors des grands rituels sont fournis par l’organisateur de la fête, ses proches parents, d’autres membres plus éloignés du même clan, les invités issus des clans associés dans l’échange de femmes (donneur et preneur de femmes) et des alliés présents à des titres divers (fig. 13). Le but de ces derniers peut être d’amorcer des relations d’amitié qui pourront se révéler fructueuses dans l’avenir. Si leur présent est accepté, une « dette de viande » (ou dette « festive ») s’instaure et les deux partenaires sont désormais engagés dans un système de réciprocité susceptible de s’étendre sur plusieurs générations. Une partie des animaux apportés par les participants l’est d’ailleurs en paiement d’une telle dette. Seuls les proches parents, en général les enfants du mort, échappent à ce système de réciprocité, leur contribution étant considérée comme une obligation normale liée à leur proximité avec le défunt. Selon Adams et Kusumawati (2010), la part des animaux non fournie par l’organisateur et ses proches parents dépasse régulièrement les 50%. Dans le district de Laboya, le père du fiancé rassemble les éléments nécessaires au « prix de la fiancée » en complétant son apport propre par des biens (essentiellement des chevaux et des buffles) fournis par ses frères et par ses partenaires d’échange du clan des preneurs de femmes, en particulier les maris de ses sœurs et de ses filles (Geirnaert-Martin 1992). Une partie des dons obéit à des critères fixés par la coutume. Les donneurs de femmes ne peuvent par exemple apporter, pour ce qui est des présents « vivants », que des cochons, alors que les preneurs de femme offrent obligatoirement des buffles ou, éventuellement, des chevaux.

Les participants des grandes fêtes, qui peuvent rassembler jusqu’à plusieurs milliers d’invités, se recrutent pour partie dans le village où se tient la fête, mais la majorité vient de l’extérieur: habitations isolées dépendant de ce village, autres villages créés par les membres du clan concerné, membres de ce clan vivant dans des villages dominés par d’autres clans, fonctionnaires travaillant dans les petites villes du district, membres de la diaspora. Sur les petites routes de Sumba-Ouest, on croise d’ailleurs tous les jours, en saison sèche, des camions remplis de troupes, joyeuses ou plus recueillies, en partance ou revenant d’une fête organisée hors de leur village. Issus d’animaux ayant des origines variées et des « biographies » souvent complexes, les assemblages osseux produits par ces fêtes ne sont représentatifs ni de la richesse du village où a lieu la fête, ni du dynamisme de ses éleveurs, et pas davantage de son potentiel productif en matière d’élevage. En général, les invités ayant apporté un cochon en consomment la moitié lors des repas qui jalonnent la cérémonie. Si, cas de figure le plus simple, le donateur du cochon est aussi celui qui l’a élevé, la relation spatiale entre l’éleveur et les restes osseux de l’animal en question peut être résumée ainsi: dissociation entre la maison de l’éleveur et le lieu de consommation (et de dépôt des déchets) dans le cas où le donateur et le donataire habitent le même village; même dissociation, mais avec changement d’échelle, lorsque les deux protagonistes résident dans des villages différents.

D’où qu’ils viennent, buffles et cochons sont soit prélevés dans le troupeau du donateur, soit empruntés, soit achetés, traditionnellement contre du riz, aujourd’hui contre des espèces. Pour les buffles, qui sont considérés comme un bien rituel et, comme tel, appartiennent autant aux ancêtres du clan qu’aux vivants, les échanges font l’objet de précautions rituelles rigoureuses. Bakar, un éleveur du village de Tarung (district de Loli), nous a raconté être tombé gravement malade après avoir vendu un buffle sans respecter les formes, ce qu’il interprète comme une mesure de rétorsion de la part des esprits des ancêtres. Les animaux disponibles « sur le marché » sont, outres les bêtes importées d’autres régions par les marchands, celles qu’ont reçues en paiement les carriers, les graveurs de mégalithes ou l’équipe qui a posé le toit en zinc d’une nouvelle maison, et que le chef d’équipe a revendues afin de pouvoir partager la rémunération. Même si cette circonstance est beaucoup plus rare aujourd’hui, une partie des buffles abattus dans les grandes fêtes peut également provenir de vols de bétail.

Les abattages massifs qui accompagnent les grandes fêtes rendent utopique l’idée d’une gestion rationnelle du troupeau au sens où nous l’entendons en occident. Une seule fête peut décimer d’un seul coup un troupeau de plusieurs dizaines de buffles, que son propriétaire s’efforcera ensuite, dans l’intervalle avec la fête suivante, de reconstituer. Dans le district de Kodi, il faut compter une dizaine d’années pour rassembler le bétail nécessaire à la construction d’un mégalithe (de l’extraction des pierres à la pose de la dalle de couverture) (Adams et Kusumawati 2010). Les rituels à venir, qu’il en soit l’organisateur ou qu’il y participe en offrant des animaux, sont le seul horizon de l’éleveur de buffles sumbanais. Les mécanismes évoqués génèrent une importante circulation des bêtes sur pied, circulation qui, pour l’essentiel, suit les lignes de la parenté. Buffles et cochons sont, au même titre que d’autres biens de prestige « inertes » (parures en métaux précieux, les tissus), partie prenante du grand système de réciprocité généralisée qui forme la trame de la vie sociale.

2.3.2 Toraja

Fig. 14: Présentation des cochons apportés en offrande à l’occasion d’une cérémonie de funérailles. Village de Tikala (Pays Toraja, Sulawesi, Indonésie). Photo de l’auteur, 5 août 2015. Fig. 14: Presentation of the slaughtered pigs offered at a funerary ceremony (Village of Tikala, Toraja land, Sulawesi, Indonesia) (Photo: Author, 5 August 2015).

Fig. 14: Présentation des cochons apportés en offrande à l’occasion d’une cérémonie de funérailles. Village de Tikala (Pays Toraja, Sulawesi, Indonésie). Photo de l’auteur, 5 août 2015.
Fig. 14: Presentation of the slaughtered pigs offered at a funerary ceremony (Village of Tikala, Toraja land, Sulawesi, Indonesia) (Photo: Author, 5 August 2015).

De manière générale, on retrouve en pays Toraja les mêmes mécanismes de base qu’à Sumba. Nous pouvons donc nous dispenser de les répéter et nous concentrer sur les quelques données concrètes existantes. Lors des funérailles d’Essu (décrites dans Waterson 1993), mort en mai 1978 dans le district de Saluputti, 10 buffles furent abattus; trois proviennent du troupeau du mort, le reste venant de son fils, de sa fille, de deux neveux, d’un cousin et de deux fils de cousins. Les lieux de résidence des différents contributeurs ne sont malheureusement pas précisés. Les autres participants apportent des cochons, du vin de palme ou du riz, et peuvent également contribuer à la cérémonie en payant une troupe de danseurs et de chanteurs, tous ces présents étant consignés dans la liste des dettes. Les invités appartiennent à deux grandes catégories:

Cet exemple illustre le rôle social des funérailles, qui servent ici de prétexte pour renforcer ou créer des alliances, un aspect également présent dans les fêtes données à l’occasion de la reconstruction d’un tongkonan. Comme l’a bien décrit R. Waterson (1995), seuls les vrais descendants du ramage attaché à la maison d’origine concernée ont le droit incontestable d’apporter un cochon dans cette circonstance. Cette position étant assortie de droits d’héritage, elle doit, dans certains cas, être démontrée par des preuves généalogiques qui peuvent faire l’objet de discussions approfondies. En cas d’insuccès, le cochon peut être refusé. Si l’issue est positive, le don instaure une relation d’obligations mutuelles. Comme nous l’avons vu plus haut, les groupes de filiation cognatiques comptent en général des milliers de membres qui proviennent forcément, pour ce qui concerne les personnes résidant en pays Toraja, de plusieurs villages. La question du rapport entre l’origine des bêtes et leur lieu de consommation se pose dans les mêmes termes qu’à Sumba. Celle de la composition des assemblages osseux est, comme nous allons le voir maintenant, encore compliquée par la dispersion induite par les règles de partage de la viande.

2.4 La circulation de la viande

Comme pour la circulation des bêtes sur pied, nous manquons encore de statistiques précises, aucun chercheur ne s’étant jamais, à notre connaissance, soucié de cet aspect. Les données disponibles sont cependant suffisamment éloquentes pour se faire une idée globale du devenir de la viande issue des abattages festifs.

Fig. 15. Un «crieur» à la recherche du destinataire de la part de viande de cochon qu’il exhibe à bout de bras. Village de Tarung (Sumba, Indonésie). Photo de l’auteur, 11 juillet 2015. Fig. 15. A “caller” in search of the intended destination of the piece of meat he holds up with his arm (Village of Tarung, Sumba, Indonesia) (Photo: author, 11 July 2015).

Fig. 15. Un «crieur» à la recherche du destinataire de la part de viande de cochon qu’il exhibe à bout de bras. Village de Tarung (Sumba, Indonésie). Photo de l’auteur, 11 juillet 2015.
Fig. 15. A “caller” in search of the intended destination of the piece of meat he holds up with his arm (Village of Tarung, Sumba, Indonesia) (Photo: author, 11 July 2015).

A Sumba, la viande des animaux abattus en contexte festif est divisée, selon des proportions qui restent à déterminer, en deux parties: la première est consommée sur place, la seconde offerte à tout ou partie des invités, qui l’emportent pour la consommer au sein de leur maisonnée, probablement aussi à des individus absents de la fête mais auxquels son organisateur est lié par une dette de viande. La répartition obéit à des règles précises, mais qui n’ont été qu’imparfaitement décrites jusqu’à présent. Lors d’une fête qui s’est tenue les 10 et 11 juillet 2015 dans le village de Tarung (district de Loli), les individus en charge de la distribution des parts, installés sur l’aire sacrificielle, s’appuyaient sur une liste de noms consignés dans un carnet. Des « crieurs », brandissant les quartiers de viande, sillonnaient le village afin de retrouver les ayant-droits qui ne s’étaient pas présentés spontanément (Fig. 15). La sphère du partage de la viande ne se confond en aucun cas avec le village. C’est la parenté, par le sang ou choisie, qui en détermine les limites. La viande va ainsi irriguer prioritairement le clan auquel appartiennent l’organisateur de la fête et ses alliés, en premier lieu les deux clans avec lesquels il échange des femmes. Dans le district de Kodi, les têtes des buffles sacrifiés à l’occasion de l’arrivée dans le village de la dalle de couverture d’un dolmen sont toujours données au clan du frère de la mère du commanditaire, celui, par conséquent, des donneurs de femmes. D’autres morceaux sont dus aux membres du clan des preneurs de femmes qui ont contribué à la cérémonie par des dons. Au final, les ossements des animaux abattus se répartiront entre le lieu d’abattage (celui de la fête) et une multitude de maisonnées situées pour certaines dans le même village mais pour la majorité d’entre elles à l’extérieur, dans d’autres villages ou des habitations isolées. Au final, cela donne un schéma comparable à celui de la circulation des bêtes sur pied (fig. 13). Nous espérons, dans la suite de notre programme, pouvoir réaliser une cartographie précise des lieux de consommation de la viande partagée à l’occasion d’un rituel.

Ce système de partage à l’occasion des grandes fêtes existe également chez les Sa’dan Toraja. Lors des funérailles d’Essu, R. Waterson (1993) a remarqué que les têtes des buffles étaient données à des ramages possédant un lien étroit avec celui de l’organisateur. Les têtes seront mangées avant que les cornes n’en soient attachées au pilier « porte-trophées » qui orne la façade des maisons; une partie au moins des massacres ainsi exhibés ne sont donc issus ni du troupeau de la maisonnée concernée, ni d’une fête dont elle a été l’organisatrice. La viande partagée peut suivre des cheminements longs et complexes. Un représentant d’un de ces ramages alliés est reparti avec de la viande destinée à sa mère, qui réside dans un autre village. Une partie de cette viande a ensuite été fumée ou séchée et expédiée à sa sœur qui réside à Makassar, capitale provinciale située à environ 200 km de là. Le partage de la viande destinée à être consommée « à l’extérieur » dans la première phase des funérailles aristocratiques a été partiellement décrit par J. Koubi (1975). Dans le village de Kesu’, la première part est donnée au noble responsable des rituels agraires (appelé, bien qu’étant de sexe masculin, indo pare, la « mère du riz »). Puis viennent le chef du village, les autres membres importants de la noblesse, le to minaa (spécialiste du rituel dans la religion traditionnelle), ceux qui ont offert des bêtes pour la fête, les esclaves ou descendants d’esclaves qui remplissent différentes fonctions dans le déroulement des funérailles et, enfin, le reste des participants à la fête. Le nombre de parts est donc égal au nombre de participants qui, rappelons-le, peut atteindre plusieurs milliers d’individus. Des os accompagnent une bonne partie des morceaux de viande qui quittent ainsi le lieu de la fête, assurant aux restes des animaux concernés une dispersion qui sera forcément de grande ampleur, même si elle n’a pas encore pu être mesurée avec précision.

3 Discussion: les modalités de constitution des assemblages osseux

Les nombreuses similitudes entre les deux terrains présentés, en particulier du point de vue de la problématique traitée, n’auront pas échappé au lecteur. Nous pouvons donc sans hésiter poursuivre notre cheminement en envisageant les choses de manière globale. Il s’agit, à présent, d’examiner les conséquences des différents aspects - sociaux, religieux et économiques - évoqués, sur la composition des assemblages osseux et d’essayer de dégager un modèle de constitution de ces derniers dans le contexte de ces deux sociétés exotiques dans lesquelles abattage et consommation interviennent, notamment pour les deux espèces principales, presque uniquement en contexte festif. Répétons, avant d’entrer dans le vif du sujet, que nous travaillons ici sur des assemblages virtuels, l’absence de pièges sédimentaires et, si l’on met à part les trophées, de volonté de conserver les déchets, ayant pour résultat une disparition très rapide des ossements. Ce fait n’est cependant pas un obstacle puisque notre objectif n’est pas d’étudier les restes eux-mêmes, mais les mécanismes qui conditionnent la composition des assemblages détritiques virtuels. Dans les remarques de synthèse égrenées au fil du texte, nous avons souligné, en filigrane, le fait que les données traitées nous emmenaient très loin du présupposé assumant l’existence d’un lien direct entre les assemblages osseux qu’elles produisent et les pratiques pastorales et de consommation des occupants des unités d’habitations, que l’on se place à l’échelle de la maisonnée ou à celle de la communauté villageoise. A Sumba et en pays Toraja, les os d’un même animal peuvent se retrouver répartis entre un grand nombre de locus situés pour certains au sein du village où a eu lieu la fête lors de laquelle il fut abattu, d’autres à l’extérieur. Les mécanismes de formation des assemblages génèrent des disparités importantes entre maisonnées d’un même village et entre les différents villages. Le caractère irrégulier et, en partie, imprévisible des fêtes les plus importantes a, pour sa part, une conséquence importante sur la dimension chronologique de la constitution des assemblages.

3.1 Des différences significatives entre maisonnées et d’un habitat à l’autre

Un assemblage osseux archéologique associé à une maison ayant appartenant à une maisonnée noble se composera de déchets culinaires et de restes de trophées, les ossements étant tous ou presque issus d’épisodes de consommation à caractère festif. Les déchets culinaires proviennent soit d’animaux abattus lors de fêtes organisées par le maître de maison, soit de quartiers rapportés de fêtes auxquelles il a participé en tant qu’invité. Une partie des ossements du crâne et des vertèbres cervicales peuvent venir de crânes de buffles qui lui ont été offerts par les organisateurs de fêtes auxquelles il n’a pas obligatoirement assisté physiquement. Si l’on envisage les choses du point de vue de l’origine des animaux, on constate que seule une minorité des os proviennent d’animaux issus de son propre troupeau, le reste ayant circulé selon les différentes modalités détaillées plus haut. Les animaux apportés par les invités ont eux-mêmes des parcours variés. Certains ont été élevés par le donateur lui-même, d’autres sont issus de son réseau de parents et d’alliés, qui ne recoupe que partiellement celui de son hôte du jour. Revenons à l’exemple faisant référence à l’organisation des échanges matrimoniaux à Sumba: si le donateur appartient au clan (A) de donneurs de femmes du clan (B) de l’hôte, rien ne l’empêche de lui offrir une bête reçue de son propre clan de donneurs de femmes (C) ou de son clan de preneurs de femmes (D), C et D pouvant très bien n’entretenir aucune relation « contractuelle » avec B. Les réseaux, et donc l’aire de répartition des animaux dont les restes sont représentés au sein du dépotoir virtuel, seront plus ou moins vastes selon la surface sociale du clan ou du groupe de filiation cognatique concernés. Souvenons-nous que les petits « royaumes » du pays Toraja échangeaient des femmes avec des royaumes extérieurs à ce dernier, ce qui se traduisait obligatoirement par une circulation d’animaux sur pied transcendant les frontières ethniques. A Sumba, les relations matrimoniales engagent des clans du même domain mais aussi, notamment dans la partie orientale, des clans de domains différents (Forth 1981, p. 223). Par ailleurs, certains restes proviennent d’animaux acquis auprès de marchands, dont le bassin d’approvisionnement peut être très large, jusqu’à, notamment dans le cas de Sumba, englober d’autres îles de l’archipel.

Voyons, à l’autre extrémité du spectre, ce qu’il en est pour une maison de roturiers pauvres ne possédant pas de buffles, situation courante aussi bien à Sumba qu’en pays Toraja. Son dépotoir virtuel pourra certes comporter des os de buffles provenant de « cadeaux de viande » reçus lors de fêtes auxquelles des membres de la maisonnée ont assisté en tant qu’invités, mais jamais les restes d’un buffle entier.. En pays Toraja, le corpus des os de buffles ne comportera aucun os provenant de la tête de l’animal (chevilles osseuses, bloc crânien, mandibules), réservée, comme on l’a vu, aux chefs des clans partenaires. Les restes de cochons se partageront entre « cadeaux de viande » et animaux abattus sur place dans le cadre de fêtes mineures organisées par le maître de maison, ces derniers issus du cheptel de la maisonnée ou apportés par les invités. Les provenances seront donc là aussi diverses, même si c’est dans une moindre mesure, et la part des ossements provenant d’animaux élevés sur place selon toute vraisemblance également minoritaire. A durée d’occupation égale, le dépotoir sera nettement moins fourni que celui de la maisonnée noble et la proportion d’ossements issus de « cadeaux de viande » sensiblement plus importante. Dans le cas d’un roturier habitant, à Sumba, dans un village secondaire dépourvu de maison des ancêtres, le dépotoir associé à sa maison pourra, théoriquement, comporter des os d’un buffle élevé sur place pour le compte d’un aristocrate avant d’être abattu dans le village principal lors d’une fête organisée par celui-ci et dont il a reçu, en bout de chaîne, un morceau de viande qu’il a rapporté de cette fête. Il y aura alors coïncidence (très) partielle entre lieu d’élevage et lieu de consommation, mais dissociation entre lieu d’élevage et lieu d’abattage.

Il y aura bien sûr aussi des contrastes marqués d’un village à l’autre, avec une opposition entre, d’un côté, les villages de Sumba abritant une ou plusieurs maisons des ancêtres ou les villages du pays Toraja à un ou plusieurs tongkonan et, de l’autre, les villages satellites fondés par des branches mineures des clans ou des ramages, où ne se trouvent pas de maison des ancêtres, et les habitats isolés installés près de jardins éloignés des villages. Dans la mesure où les fêtes les plus spectaculaires ont obligatoirement pour théâtre la place située devant la maison d’origine, les villages satellites seront forcément privés des événements qui donnent lieu aux banquets les plus fastueux et, partant, des accumulations osseuses que ces derniers génèrent. Il y aura donc des différences considérables aussi bien quantitatives que qualitatives (proportion d’ossements de buffles, représentation des différentes parties, avec, là encore, le cas des os de la tête…) qui s’expliquent uniquement par des facteurs sociaux et en aucun cas par les capacités de production respectives, en matière d’élevage, des deux catégories d’habitats. Le clivage peut même passer à l’intérieur d’un même village. A Sumba-ouest la population d’un village donné peut être formée de plusieurs clans distincts, certains ayant leur maison des ancêtres principale sur place, d’autres non. La pauvreté des dépotoirs des seconds ne reflétera alors pas une différence de richesse, mais simplement le fait qu’ils célèbrent leurs fêtes les plus significatives ailleurs, dans le village des ancêtres de leur clan.

3.2 Rythmes de formation des assemblages: les variations saisonnières et annuelles

Outre que les assemblages se constituent de manière discontinue au gré des fêtes, la répartition de ces dernières sur l’année est tout sauf régulière et connaît d’importantes variations saisonnières. De plus, le caractère contingent de la chronologie des fêtes les plus importantes, en premier lieu les funérailles, génère d’importantes variations annuelles. Le fait que les principales fêtes soient organisées obligatoirement en saison sèche, au moment où les greniers regorgent du riz fraîchement récolté et où les routes et chemins sont praticables, divise l’année en deux périodes fortement contrastées du point de vue de la consommation de viande. Les écarts d’une année à l’autre peuvent être, on l’a vu, considérables: un village peut connaître une année faste cumulant plusieurs fêtes du mérite (woleka ou merok), les funérailles d’un membre important de la noblesse et la reconstruction d’une maison des ancêtres, suivies par plusieurs années « maigres » sans fêtes majeures. Dans la mesure où les funérailles aristocratiques sont parfois, en pays Toraja mais aussi à Sumba (Forth 1981), célébrées plusieurs années après le décès du défunt, une fois les richesses nécessaires rassemblées, les années où le rendement du riz est élevé seront celles qui concentreront le maximum de grandes fêtes. Un déficit local de consommation de viande, à l’échelle d’un village, ne sera donc pas obligatoirement compensé, lors d’une année donnée, par la fréquentation, en tant qu’invité, de fêtes tenues ailleurs. Il est donc faux de penser que, en étant tantôt organisateur, tantôt invité, chacun consomme, en gros, la même quantité de viande d’une année sur l’autre et que, au fond, le résultat en termes de quantité de calories est le même que dans le cas d’une gestion rationnelle, non conditionnée par le rituel et répartie équitablement sur l’année, des animaux domestiques. Ces variations annuelles seront naturellement moins sensibles dans les villages secondaires, notamment ceux qui n’abritent pas de maisons des ancêtres ou de tongkonan, où l’essentiel de la viande consommée provient des petits rituels agraires où des cérémonies liées au cycle de la vie (naissances, mariages), qui se répètent d’une année sur l’autre selon un rythme relativement régulier.

3.3 Une circulation (des animaux et de la viande) qui suit les lignes de la parenté et de l’alliance

Nous avons déjà suffisamment insisté sur le fait que les animaux utilisés en contexte festif sont « recrutés » au sein d’un « bassin de réception » qui comprend, pour l’essentiel, des membres du clan et des affins. La dispersion de la viande, et donc des os, suit le chemin inverse, mais avec un nombre de destinataires nettement plus important que le groupe des donateurs de buffles et de cochons. Là encore, les principaux ayants-droits seront les membres du clan ou du ramage et leurs obligés (« clients » et esclaves), puis les membres des clans alliés, notamment ceux qui sont impliqués dans les sphères matrimoniales. Dans la partie ouest de Sumba, un clan peut compter jusqu’à 200 maisonnées qui se répartissent entre le village principal, où se trouve la maison des ancêtres du clan, les villages secondaires et les maisons isolées implantées près des jardins. Si l’on ajoute les bénéficiaires de la distribution extérieurs au clan, on obtient plusieurs centaines de lieux de consommation et de rejet. Les os d’un même cochon adulte pourront ainsi, par exemple, se retrouver dispersés dans plusieurs dizaines de maisonnées. Les mécanismes du partage étant ce qu’ils sont, il est parfaitement concevable qu’une partie d’un village à plusieurs clans ou ramages ne soit pas irriguée par les dons de viandes réalisés lors d’une fête organisée par l’un de ses habitants, alors que, dans le même temps, des parties d’animaux abattus à l’occasion de cette fête seront consommés par des maisonnées situées à plusieurs dizaines de km de là.

Envisagé du point de vue de l’animal, par exemple un buffle, les conséquences pratiques de ces fonctionnements sont les suivants: un buffle élevé, par exemple à Sumba, par un chef de maisonnée peut être abattu dans une fête organisée par lui-même, par un de ses parents ou par un membre des clans alliés (preneur et donneur de femmes). Dans le cas où il sort du périmètre du clan à l’occasion d’un paiement de « prix de la fiancée », il deviendra partie intégrante du pool de buffles du clan des donneurs de femmes, et pourra, selon les mécanismes décrits plus hauts, éventuellement être transféré dans un troisième clan appartenant à un réseau dont son clan d’origine ne fait pas partie. Le nouveau propriétaire peut aussi, on l’a vu, l’utiliser comme rémunération pour une équipe de carriers ou un décorateur de dolmen. Son destin est alors d’être vendu par ces derniers à un marchand de bestiaux qui le revendra ensuite à un organisateur de fête installé à l’autre bout de l’île et appartenant à une ethnie qui n’entretient aucun contact avec celle de son clan d’origine. Il pourra donc, au final, être consommé au sein d’un clan qui ne possède aucun lien, même indirect, avec ceux de ses trois propriétaires successifs. Mais il peut aussi, par différents mécanismes (don à l’occasion de funérailles, achat chez un marchand) réintégrer au final son clan d’origine où il sera abattu et consommé.

Les processus conduisant à la dissociation entre lieu de naissance, lieu d’abattage et lieu de consommation et à la dispersion de la viande jouent par conséquent un rôle central dans les mécanismes de formation des assemblages osseux. Le modèle « Sumba-Toraja » nous mène, c’est un euphémisme, bien loin des présupposés qui sous-tendent les recherches consacrées à la Préhistoire récente de l’Europe. Les assemblages associés à une habitation n’y reflètent ni les capacités de production ni le volume de viande consommé par la maisonnée correspondante. Mais il y a plus: devant une série archéologique dont les os ne représentent qu’une petite partie des restes des animaux « consommés » (sur les sites du Néolithique lacustre de Suisse, la proportion a été estimée à 10 à 12 % du squelette complet – Jacomet/Schibler 1985; Ebersbach 2002), le réflexe naturel des archéozoologues travaillant au sein du cadre conceptuel décrit dans l’introduction sera de se demander quels facteurs taphonomiques on-anthropiques (érosion, destruction par les carnivores ou les rongeurs…) sont à l’origine de l’absence de la partie manquante. L’idée que les os absents pourraient, pour partie, appartenir à des parties d’animaux consommés sur un autre site aura peu de chance d’émerger dans la discussion21.

Ignorer le fait que les os d’un même animal ont pu être dispersés entre un grand nombre de maisonnées a, notamment, des conséquences cruciales pour l’évaluation du nombre d’animaux produits et consommés par les différentes unités sociales concernées. Si on se limite, pour simplifier, aux maisonnées d’un même clan située au sein du village où s’est déroulée la fête, le partage aura pour conséquence de répartir les os d’un même animal au sein de plusieurs dépotoirs réputés « domestiques », et donc censés contenir les ossements d’animaux produits et consommés à l’échelle de la maisonnée22. L’analyse étant fondée sur le modèle « autarcique » (les ossements retrouvés dans le dépotoir de l’habitation A sont le produit du labeur de la maisonnée qui l’occupe) décrit plus haut, les os de cet animal seront pris en compte, dans le calcul du Nombre Minimal d’individu (NMI) de chacune des maisonnées entre lesquelles ses os sont dispersés, comme représentant une unité discrète. Les analyses taphonomiques montrent, quel que soit le contexte, l’existence d’un écart significatif entre les animaux réellement consommés et les restes conservés. Le fait que, dans un contexte fonctionnant selon le modèle « Sumba-Toraja », la grille de lecture traditionnelle conduit a créer artificiellement des animaux « fantômes » en attribuant à des individus différents les os dispersés dans plusieurs dépotoirs d’un même animal constitue une autre source de déformation de la réalité.

L’idée d’un ajustement du niveau de consommation annuel en fonction du croît naturel du troupeau n’a évidemment aucun sens dans les contextes décrits dans cet article. L’importance des abattages est subordonnée exclusivement aux besoins du rituel et le risque d’avoir à reconstituer son cheptel à partir de zéro n’empêchera jamais aucun éleveur de décimer son troupeau si les circonstances le réclament. Le buffle est un bien rituel, et de ce fait, à l’image des autres biens rituels comme les parures en or ou en argent, un bien de luxe dont la gestion ne saurait obéir aux mêmes principes que celle des biens ordinaires. L’économie du rituel, qui accumule des biens uniquement pour acquérir du capital symbolique (prestige et renommée) et sans souci de rentabilité et de rationalité économique, est d’ailleurs vue par la technocratie indonésienne, comme elle le fut naguère par les administrations coloniales européennes, comme une économie du gaspillage et un frein au développement des communautés qui la pratiquent.

Il apparaît donc clairement que, dans une configuration conforme au modèle « Sumba-Toraja », il est illusoire d’espérer comprendre quoi que ce soit aux formes de gestion des cheptels domestiques si l’on considère a priori que la maisonnée et la communauté villageoise sont les échelles d’analyse pertinentes. Les animaux relevant de l’économie du rituel vont entrer dans des circuits qui les conduiront à s’écarter notablement des chaînes opératoires de l’économie vivrière. Or ces dernières sont précisément celles qui structurent l’approche de la relation homme-animal dans les présupposés sur lesquels repose l’archéozoologie des sociétés de la Préhistoire récente de l’Europe. Or, qui pourrait affirmer sans ciller que les sociétés du Néolithique et des âges des métaux sont totalement étrangères à l’économie du rituel, ou que le rituel n’y joue qu’un rôle discret, insuffisant pour affecter significativement les statistiques ? Ce n’est en tout cas pas l’avis de R. Ebersbach (2002a), auteur de la seule étude consacrée aux finalités de l’élevage bovin dans le Néolithique européen qui s’appuie sur des modèles ethnologiques solides et bien argumentés. Pour elle, l’élevage bovin dans l’étape récente (4200 – 3400 av. J.-C.) du Néolithique lacustre circumalpin ne peut se justifier que par des facteurs qui échappent à la froide rationalité économique. Et de quelle autre explication disposons-nous, dès lors, que celle d’un usage des animaux conditionné par les besoins du rituel ? L’hypothèse d’une circulation importante des bêtes dans le cadre d’une économie du « feasting » a d’ailleurs déjà reçu un début de confirmation, notamment grâce aux analyses réalisées sur la faune du site de Durrington que nous avons citées plus haut (Viner et al. 2010).

4 Conclusions

Contrairement aux postulats qui sous-tendent les études sur l’Europe, où les assemblages sont considérés comme représentatifs de la production et de la consommation de la maisonnée ou du village, l’économie du rituel telle qu’elle est pratiquée à Sumba et en pays Toraja nous offre un modèle dans lequel ces deux niveaux jouent un rôle subordonné, la circulation des animaux vivants et le partage de la viande s’effectuant selon les lignes de la parenté et une géographie qui transcende largement les cadres domestique et villageois. L’échelle d’étude la plus pertinente est donc le groupe de filiation, c’est-à-dire pour Sumba le clan patrilinéaire et pour le pays Toraja un groupe indifférencié que nous nous sommes permis, pour simplifier, de qualifier de ramage. La maisonnée et, secondairement, le village constituent en revanche les échelles à privilégier pour tout ce qui relève de l’économie vivrière. Comme nous l’avons vu dans la troisième partie, une analyse qui se cantonnerait au groupe de filiation ne permettrait cependant pas de saisir toute les dimensions du problème, dans la mesure où un groupe entretient forcément des relations, en particulier matrimoniales, avec d’autres groupes, et que les échanges qui en découlent génèrent eux aussi une circulation d’animaux vivants et de viande. « Les lignes de la parenté » sont donc à entendre au sens large (membres du clan, affins et alliés).

S’il serait prématuré d’attribuer une importance démesurée à ce modèle, un sondage rapide dans l’ethnographie des cultures non étatiques d’éleveurs de bovins montre que, tant en Afrique de l’Est qu’en Asie du Sud-Est, les systèmes dans lesquels ces derniers sont traités comme un bien rituel échappant aux déterminismes d’une gestion guidée uniquement par la satisfaction des besoins élémentaires ne sont pas rares. Pour ce qui concerne la Préhistoire de l’Europe, il présente au minimum l’avantage de montrer, par contraste, le caractère excessivement simpliste et réducteur des présupposés en vigueur dans les études consacrées à la Préhistoire récente européenne. Ses caractéristiques fournissent, entre autres, des indications précieuses pour la compréhension d’une partie de la variabilité inter-maisonnées et inter-habitats observée en Europe, qui s’est toujours révélée difficile à interpréter à l’aide de la grille de lecture traditionnelle, notamment du fait de sa dépendance vis-à-vis du modèle du « mode de production domestique » et de son postulat égalitariste. Les pistes qu’il nous suggère viennent compléter les hypothèses que nous avions développées il y a quelques années à propos des choix économiques, cette fois à l’échelle de la maisonnée et du village, dans le Néolithique lacustre circumalpin (Jeunesse 2010).

Le malentendu principal, lorsque l’on s’intéresse aux économies des sociétés pré-étatiques, est d’envisager l’économie et le rituel comme deux sphères séparées. Les deux exemples étudiés montrent premièrement qu’il y a de l’économie à l’extérieur du rituel (tout ce qui relève de l’économie vivrière), mais aussi à l’intérieur, les deux domaines d’activités étant alors étroitement imbriqués, et, deuxièmement, que l’essentiel de la consommation de viande, et donc de la production de rejets osseux, relève de l’économie du rituel. La notion de rituel telle que nous l’entendons se situe au croisement du social et du religieux. Les cérémonies ont toutes un fondement religieux, mais certaines servent de prétextes aux élites pour se livrer à des manifestations ostentatoires destinées à consolider et à accroître leur prestige. Les principaux animaux domestiques sont considérés par les natifs eux-mêmes comme des biens rituels. L’essentiel des restes osseux sont produits par les abattages massifs effectués en contexte festif et leur dispersion est étroitement liée à des mécanismes de partage conditionnés par la parenté (biologique ou choisie). Le simple fait que les os d’un même animal peuvent, au final, se trouver répartis dans les dépotoirs de plusieurs dizaines de maisonnées appartenant à plusieurs habitats suffit à montrer la complexité du problème. L’analyse combinée et systématique de la composition et de la géographie des assemblages osseux, qui est l’objet de la suite du programme dont nous venons d’esquisser les grandes lignes et le cadre théorique, devrait permettre, notamment par le biais d’une approche statistique, de donner une dimension plus concrète au modèle présenté dans cet article. L’un des enjeux sera de voir si les mécanismes observés produisent une configuration générale suffisamment typée pour que l’on puisse espérer, en la confrontant à nos corpus de données préhistoriques, apporter une contribution à l’étude de l’histoire des formes d’organisation sociale.

Parmi les traits les plus surprenants du modèle « Sumba-Toraja » figure l’existence d’une circulation intense des buffles et des cochons qui ne cadre pas plus que le reste avec les modèles de référence énumérés en introduction. Les deux sociétés traitées dans notre étude sont classées par les spécialistes dans la catégorie des sociétés hiérarchisées23, qui couvre le très large intervalle entre les seules vraies sociétés égalitaires que constituent les bandes de chasseurs-cueilleurs nomades et les sociétés stratifiées, qui se distinguent par l’existence d’une institutionnalisation des hiérarchisation conduisant à la formation de véritables classes sociales. Parmi les présupposés « anthropologiques » sur lesquels s’appuient nombre de préhistoriens figure l’idée que, dans les sociétés non-stratifiées, réputées fonctionner selon des modalités inspirées du mode de production domestique de Sahlins, les échanges sont de faible envergure et se limitent aux matières premières rares et à des biens de prestige (ou biens rituels) qui se présentent toujours sous la forme d’objets manufacturés. Si l’on se place dans cette perspective, les denrées alimentaires ne commenceraient véritablement à circuler que dans le cadre des mécanismes de taxation et de redistribution directement liés au caractère fortement inégalitaires des sociétés stratifiées. Les cas de Sumba et du pays Toraja confirment certes l’idée que seuls circulent véritablement des objets appartenant à la catégorie des biens rituels, mais ils nous rendent aussi attentifs au fait que celle-ci peut comprendre, à côté des armes, des instruments de musique, des objets de parure et des tissus précieux, toute une gamme de produits dits « alimentaires » et non des moindres, en l’occurrence, entre autres, le buffle, le cochon, le riz, la bière de riz et le vin de palme. Cette circulation comporte certes une dimension redistributrice, les roturiers et les esclaves étant parmi les bénéficiaires du partage de la viande lors des funérailles aristocratiques, mais qui ne doit pas cacher qu’elle est pour l’essentiel « horizontale », l’essentiel des échanges cérémoniels étant réalisés entre individus de même niveau social.

Dans la mesure où la plupart des sociétés de la Préhistoire récente de l’Europe relèvent, selon toute vraisemblance, de la catégorie des sociétés hiérarchisées, nous devons nous attendre à ce qu’elles aient, elles-aussi, consacré une part significative des produits de l’agriculture et de l’élevage au rituel. Mais en faire le constat ne suffit pas. Comme le montrent bien les exemples traités, les conséquences de cet état de fait sur notre compréhension des restes matériels sont d’une telle ampleur que c’est à un véritable changement de cadre conceptuel qu’il convient de nous préparer. L’élaboration d’un référentiel ethnologique et de modèles « actualistes » susceptibles d’être confrontés aux données des sites préhistoriques constitue une des voies de ce renouveau. La prise en compte du modèle « sud-est asiatique » dans les études consacrées à la préhistoire européenne n’est pas sans poser de graves difficultés techniques. Si les archéologues parviennent, au moins dans les cas les plus favorables, assez facilement à circonscrire le périmètre d’activité d’une maisonnée ou d’une communauté villageoise, il semble parfaitement utopique d’espérer identifier les limites géographiques au sein desquelles évoluent un clan ou, plus encore, un groupe de filiation cognatique. La nécessité de prendre en compte, au moins dans un cadre hypothético-déductif, des modèles ethnoarchéologiques qui, à l’exemple du modèle Sumba-Toraja, se structurent autour du système dualiste associant économie du rituel (d’autres écriraient du « feasting ») et économie vivrière n’en demeure pas moins incontournable.

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  1. Pour cette traduction allemande, je remercie vivement Samuel van Willigen et Alexander Gramsch.

  2. Les sites interprétables sans ambiguïté comme des sanctuaires sont rares et tardifs, puisqu’ils datent pratiquement tous du second âge du Fer. Ils ont certes suscité de très belles études insistant l’utilisation rituelle des animaux (par exemple : Méniel 1992 et Méniel 2001), mais la prise en compte de cet aspect se limite à ce type de site et n’éclaire pas les pratiques pastorales dans leur globalité.

  3. Les études, en cours, menées autour du site de Durrington, contribuent de manière significative au renouveau des perspectives. Voir, en dernier lieu et pour ce qui concerne les pratiques de consommation, Craig et al. 2015.

  4. Que je remercie pour leurs conseils avisés, de même que Ron Adams (Université de Vancouver) et Stanislaus Sandarupa† (Université de Makassar).

  5. De préférence à économie « du prestige » ou à la « feasting » économie, dont la forte connotation sociale ne rend pas justice à une dimension religieuse qui ne doit pas être sous-estimée ; elle comprend notamment les rites agraires et, de manière générale, toutes les obligations liées à la notion d’honneur telle que l’a définie J. Hoskins (1986) et qui sont dépourvues de la dimension compétitive qui a focalisé l’attention des auteurs privilégiant ces deux dénominations.

  6. Certains des chevaux sacrifiés lors des funérailles aristocratiques dans l’Est de Sumba, avec l’exemple fameux de celles de la princesse Tamu Rambu Yuliana en 2003, magistralement décrites par Georges Breguet (Breguet 2006).

  7. La distinction entre les produits relevant de l’économie du rituel et ceux relevant de l’économie vivrière ne signifie pas que ces derniers échappent complètement à l’univers du rituel. Les plantes ont en effet « une place essentielle dans les représentations. Elles inspirent des systèmes spécifiques faisant correspondre le cycle de la vie des humains et celui des végétaux, et mettent systématiquement en résonance, à chaque épisode du cycle agraire, le monde des vivants, des ancêtres et des esprits » ‘Rappoport/Guillaud 2015.

  8. Il existe aujourd’hui une petite activité de récupération et de vente des peaux de buffles, mais pas de transformation sur place ; après avoir été simplement séchées, les peaux sont exportées dans d’autres îles.

  9. A cette liste des mérites susceptibles d’accroître le prestige d’un individu, il faut ajouter, au moins dans certains groupes (Geirnaert 1989), les prouesses cynégétiques (dans le cadre des chasses rituelles) et guerrières (dans celui de la chasse aux têtes).

  10. Dans le détail, on constate que la fonction et la position sociale du rato peuvent différer d’un domain à l’autre. A Wanokaka, par exemple, les fonctions politiques et rituelles sont clairement séparées ; les premières sont occupées par les nobles, les secondes peuvent être assumées également par des roturiers ou d’anciens esclaves (Gunawan 2000).

  11. Dans la moitié est de Sumba, plus de 40% des villages sont « pluri-claniques » (Forth 1981, p. 280)

  12. Sur les notions d’honneur et de renommée, voir Hoskins 1986.

  13. Comme à Sumba, l’isolement et la rareté des terres agricoles de bonne qualité ont préservé la région des vagues d’islamisation anciennes responsables de la conversion de la majeure partie de l’archipel, mais aussi de l’arrivée tardive de l’administration hollandaise et des missionnaires (qui s’installent dans les années 1920).

  14. Ce dernier chiffre représente environ 50 000 €. Pour bien le situer, il faut savoir que les bas salaires en Indonésie sont actuellement inferieurs à un million de roupies, ce qui signifie qu’un buffle de la catégorie supérieure est l’équivalent d’environ 1000 mois (plus de 80 ans) de salaire pour un individu aux revenus modestes.

  15. T. Bigalke (2005) précise que le terme de Tongkonan s’applique à la maison d’origine du ramage, mais aussi, dans certains cas, aux maisons d’origine de sous-ensembles (branches) du ramage appelées rapu.

  16. Par exemple par Nooy-Palm, qui développe une comparaison avec les pratiques des Naga de l’Assam (Nooy-Plam 1975, 81–82) et Waterson (1993), qui, outre les fêtes du mérite asiatiques, évoque également le potlatch des indiens de la côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord.

  17. A. Testart (2006) déplore la pauvreté des travaux dans ce domaine. Signalons quand-même l’analyse approfondie de Forth (1981) dans sa synthèse sur Sumba-Est.

  18. Selon Adams/Kusumawati 2010, la rémunération peut, à Sumba-Ouest, aller jusqu’à plusieurs buffles, plusieurs chevaux et plusieurs pièces de tissu.

  19. Le clan du fiancé reçoit, en guise de contre-prestation, 10 pièces de tissu et deux cochons.

  20. G. Forth évoque, pour le domain est-sumbanais de Rindi, un prix particulièrement élevé qui comportait notamment 100 chevaux (Forth 1981, 364)

  21. Sauf, là encore (voir note 1), dans les analyses consacrées à des contextes particuliers relevant manifestement du rituel, comme, par exemple, les sanctuaires gaulois. Du second âge du Fer.

  22. Et ce mécanisme n’est pas exceptionnel ; dans la mesure où la totalité des gros animaux (buffles et cochons) est consommée en contexte rituel et assujettie aux règles de partage que nous connaissons, c’est la quasi-totalité du dépotoir qui sera concerné par ce mécanisme de constitution de l’assemblage osseux

  23. Appelées aujourd’hui sociétés « transégalitaires » par une partie de la recherche anthropologique anglo-saxonne (Hayden 2009).