Les études sur la signification des assemblages fauniques dans les sociétés non-étatiques de la Préhistoire récente de l’Europe (Néolithique et âge des métaux) reposent sur une série de présupposés: l’élevage sert à répondre aux besoins alimentaires des populations; il est organisé rationnellement en fonction de cet impératif; les assemblages osseux reflètent, selon l’échelle d’analyse, les pratiques pastorales et les pratiques de consommation de la maisonnée ou de la communauté villageoise; les maisonnées sont économiquement autarciques; elles ne produisent que peu de surplus et les échanges concernent essentiellement des objets de prestige ou des denrées rares (inégalement réparties dans l’espace); la consommation de viande est ajustée au croît naturel des cheptels, répartie le plus équitablement possible sur l’année, et obéit à des rythmes qui se répètent d’une année sur l’autre.
Les travaux sur l’économie du feasting initiés notamment par B. Hayden et M. Dietler, ont cependant montré l’existence, notamment en Asie du Sud-Est, de sociétés non-étatiques dans lesquels l’élevage ne répond à aucun de ces présupposés. Les principaux animaux domestiques (buffle et porc) y sont considérés comme des biens rituels au même titre que les tissus précieux, les gongs ou les parures en or ou en argent, et ne jouent aucun rôle dans l’économie vivrière. Ils sont consommés dans des contextes festifs, selon des rythmes annuels irréguliers qui ne se répètent pas d’une année sur l’autre et circulent intensément selon des modalités comparables à ceux des « biens de prestige » manufacturés. Les données disponibles pour la Préhistoire européenne nous suggèrent qu’il n’y a aucune raison d’écarter a priori un tel mode de fonctionnement dans notre appréhension des restes fauniques.
Notre objectif est, dans une perspective ethnoarchéologique, d’évaluer les conséquences de ce mode de fonctionnement sur la formation, la composition et la signification des assemblages osseux et d’élaborer un modèle susceptible de servir de guide pour l’analyse des assemblages osseux préhistoriques européens. Nous présentons ici les premiers résultats d’une étude consacrée à deux sociétés de l’archipel indonésien implantées respectivement sur l’île de Sumba et dans le sud-est de l’île de Sulawesi, en pays Toraja. Dans ces deux contextes, buffles et porcs sont échangés et consommés à l’occasion de cérémonies dont les plus importantes, du point de vue de notre problématique, sont les funérailles et la reconstruction de la maison des ancêtres. La circulation des animaux sur pied et de la viande est conditionnée prioritairement par des facteurs religieux et sociaux. Elle s’organise selon les lignes de la parenté et produit des assemblages osseux qui ne reflètent en aucun cas les pratiques pastorales et les habitudes de consommations ordinaires, que ce soit à l’échelle de la maisonnée ou à celle de l’habitat. Même si elle ne permet pas d’embrasser la totalité des mécanismes à l’œuvre, il apparaît que l’échelle d’analyse la plus pertinente est celle du groupe de filiation (clan patrilinéaire à Sumba; groupe de filiation cognatique en pays Toraja).
La dernière partie de l’article analyse les incidences de ce modèle, qui est partagé par l’essentiel des populations « tribales » du sud-est asiatique, sur notre compréhension des assemblages de faunes préhistoriques européens. La prise en compte du modèle de l’économie du rituel nous paraît aujourd’hui essentielle pour accroître la crédibilité des interprétations que nous émettons à propos des assemblages fauniques de la Préhistoire récente de l’Europe. On peut d’ailleurs espérer que l’identification de configurations (composition, variabilité et répartition dans l’espace des assemblages) répondant à ce modèle pourra contribuer, à partir d’analyses ostéologiques prenant en compte la dimension spatiale à une échelle qui doit nécessairement dépasser celle de l’habitat, à la compréhension des formes d’organisation sociales de la Préhistoire récente de l’Europe.
About the conditions for the formation of archaeological bone assemblages in lost pre-literary European societies (Neolithic and Protohistory).
Ethno-archaeological analyse of two living societies in South-eastern Asia.
Studies on the meaning of animal bone assemblages in non-state societies from European recent Prehistory (Neolithic and Metal Ages) are based on a series of presuppositions: breeding serves to meet the nutritional needs of the population; it is rationally organized in relation to this imperative; according to the degree of analyse, bone assemblages reflect the breeding and consumption practices of the household or of the village community; households are economically self-sufficient; they produce very few surplus food and exchanges concern mainly prestige or rare, unevenly spatially distributed, goods; meat consumption is adjusted to account for the natural growth of the cattle and distributed as evenly as possible all over the year, following rhythms that are being repeated from one year to the next.
However, studies on feasting economy, initiated by B. Hayden and M. Dietler in particular, have showed that there are non-state societies, notably in South-eastern Asia, in which breeding does not meet any of these presuppositions. The main domestic cattle (buffalo and pig) are regarded as ritual goods, in the same way as precious fabric, gongs, and silver or gold ornaments, and play absolutely no part in food economy. They are consumed on the occasion of festive contexts, following irregular annual schedules that vary from one year to the next, and circulate intensively according to modalities similar to manufactured prestige goods. Data available for European Prehistory suggest that there is no reason why, in our study of faunal remains, we should reject a priori such an operating mode.
In an ethno-archaeological perspective, our aim is to evaluate the consequences of this operating mode on the formation, composition and meaning of bone assemblages and to develop a model that could serve as a guide for the analyse of the European prehistoric bone assemblages. We provide here the first results of a study on two societies from the Indonesian Archipelago, settled respectively on the island of Sumba and in the south-eastern part of the island of Sulawesi, in Toraja land. In these two areas, buffalo and pig are exchanged and consumed during ceremonies, the two most significant being, from our study point of view, funerals and the rebuilding of the ancestral house. The circulation of living animals and of meat is conditioned mostly by religious and social factors. It is organized according to the kinship lines and produces bone assemblages that in no way reflect the breeding practices and ordinary consumption habits, either on the scale of the household or of the settlement. Even though it does not enable to take into account all the mechanisms at work, the most relevant degree of analyse seems to be that of the descent group (patrilineal clan in Sumba and cognatic descent group in Toraja land).
The last section of the article analyses how this model, which is shared by most of the south-east Asian “hill tribes” societies, influences our understanding of European prehistoric faunal bone assemblages. Taking into account the model of ritual economy seems today crucial to make our interpretations of animal bone assemblages from European recent prehistoric contexts more plausible. Hopefully, identifying configurations (composition, variability and spatial distribution of assemblages) that would fit this model will, on the basis of osteological analyses taking into consideration the spatial dimension on a scale necessarily exceeding that of the settlement, help to understand the forms of social organization in European Recent Prehistory.
Zu Bildungsbedingungen von Faunenkomplexen in den untergangenen schriftlosen Gesellschaften Europas (Neolithikum und Metallzeiten). Eine ethnoarchäologische Studie in zwei aktuellen südostasiatischen Gesellschaften.
Die Studien zur Interpretation der Faunenkomplexe in den vorstaatlichen Gesellschaften Europas (Neolithikum und Metallzeiten) basieren auf einer Reihe von Grundannahmen: Viehhaltung dient dazu, den Nahrungsbedarf einer Bevölkerung zu decken; sie ist nach rationellen Gesichtspunkten so organisiert, dass sie diesen Zweck am besten erfüllt; je nach Analysenskala widerspiegeln die Faunenspektren die Praktiken der Viehhaltung und das Konsumverhalten eines Haushalts oder der Dorfgemeinschaft; die Haushalte sind wirtschaftlich autark; sie produzieren nur wenig Überschuss und der Austausch beschränkt sich weitgehend auf Prestigeobjekte oder seltene Güter (die im Raum unregelmässig verteilt sind); der Fleischkonsum ist dem natürlichen Wachstum des Viehbestandes angepasst, möglichst gleichmässig über das Jahr verteilt und nach einem Rhythmus, der sich Jahr für Jahr wiederholt. Studien zur Feasting Economy, wie sie durch B. Hayden und M. Dietler initiiert wurden, haben jedoch gezeigt, dass es insbesondere in Südostasien vorstaatliche Gesellschaften gibt, bei denen keine dieser Grundannahmen gilt. Die wichtigsten Haustiere (Büffel und Schwein) gelten dort als rituelle Güter, ähnlich wie wertvolle Textilien, Gongs oder Gold- und Silberschmuck. Sie spielen keinerlei Rolle in der Nahrungswirtschaft. Sie werden vielmehr im Rahmen von Festen verzehrt, die in unregelmässigen Abständen stattfinden und deren Abfolge von Jahr zu Jahr stark variieren kann. In diesem Zusammenhang zirkulieren diese Haustiere nach ähnlichen Mustern wie Prestigegüter. In Anbetracht der für Westeuropa verfügbaren Daten kann eine solche Interpretation der Faunenkomplexe nicht von vorneherein ausgeschlossen werden.
Unser Ziel besteht darin, in einer ethnoarchäologischen Perspektive die Folgen dieser Handlungsweise für die Bildung, die Zusammensetzung und die Bedeutung von Faunenkomplexen abzuschätzen und ein Modell für die Analyse von Faunenkomplexen der europäischen Vorgeschichte aufzustellen. Hier werden die ersten Ergebnisse einer Studie vorgestellt, die zwei indonesischen Gesellschaften gewidmet ist: die erste auf der Insel Sumba, die zweite im Toraja-Gebiet, im Südosten der Insel Sulawesi. In beiden Fällen werden Büffel und Schweine im Rahmen von Zeremonien ausgetauscht und konsumiert, unter denen die wichtigsten für unsere Fragestellung die Bestattungsfeierlichkeiten und der Wiederaufbau der Ahnenhäuser sind. Der Austausch von Tieren und Fleisch wird in erster Linie durch soziale und religiöse Faktoren gelenkt. Er wird durch Verwandtschaftsgefüge strukturiert und führt zur Herausbildung von Faunenkomplexen, die in keiner Weise mit den Viehhaltungspraktiken und den üblichen Konsumgewohnheiten im Einklang stehen, sei es auf der Skala des Haushaltes oder der Siedlung. Eine Analyse auf der Ebene der Abstammungsgruppe (patrilineare Clans auf Sumba, cognatische Deszendenzgruppen im Toraja-Gebiet) scheint die geeignetste zu sein, auch wenn sie nicht alle involvierten Mechanismen beleuchtet.
Im letzten Teil dieses Aufsatzes werden die Konsequenzen dieses Modells, das allen südostasiatischen Stammesgesellschaften gemeinsam ist, für unser Verständnis der prähistorischen Faunenkomplexe in Europa untersucht. Die Berücksichtigung von Modellen, die sich aus der Feasting Economy ergeben, scheint heutzutage unabdingbar, um die Qualität unserer Interpretationen der prähistorischen Faunenkomplexe in Europa zu verbessern. Man darf darüber hinaus hoffen, dass das Erkennen von mit diesem Modell einhergehenden Merkmalen (Zusammensetzung, Variabilität und räumliche Verteilung der Komplexe) mittels archäozoologischer Analysen, die notwendigerweise auch grossräumige Verteilungsmuster berücksichtigen, zu einem besseren Verständnis der sozialen Organisation in der jüngeren Prähistorie Europas beitragen wird.
L’étude des assemblages osseux de la préhistoire récente européenne a, grâce notamment à la mise en œuvre des méthodes de la paléobiologie, atteint un haut niveau de technicité et suscité des travaux de grande qualité. Ses interprétations, dès lors qu’elles visent à une compréhension économique et sociale des populations concernées, reposent cependant sur une série de présupposés à connotation ethnocentrique dont la pertinence n’est pas toujours incontestable. Le premier concerne la finalité de l’élevage, avec des animaux qui feraient, au Néolithique et aux âges des métaux, l’objet d’une gestion rationnelle orientée vers l’approvisionnement en viande et l’exploitation des produits secondaires, selon des principes visant à optimiser les rendements. Les utilisations non-économique, par exemple le sacrifice, sont certes régulièrement mentionnées, mais presque uniquement dans le cadre de l’analyse de sites spécialisés2 et comme un aspect quantitativement marginal non susceptible de déformer la vision globale des usages alimentaires d’une population donnée. On raisonne, en réalité, comme si l’économie et le rituel constituaient deux sphères séparées régies par des logiques différentes. L’analyse de la courbe d’abattage, outil central pour la reconstruction des systèmes d’élevage, conduit ainsi à distinguer, selon les espèces, production de viande, de laine, des produits laitiers, exploitation de la force de travail (portage, traction), ainsi que toutes les combinaisons possibles entre ces différentes finalités, mais ne tient que très marginalement compte de l’influence probables d’autres facteurs, notamment ceux qui relèvent de la sphère rituelle.
La remise en cause de cet a priori « utilitariste » est venu de l’anthropologie anglo-saxonne, via des études ethnoarchéologiques portant notamment sur différentes ethnies de l’Asie du Sud-Est et consacrées principalement à l’économie du « feasting » (Hayden 2001; 2003; 2009; Adams 2004a). Les sociétés concernées se distinguent par un élevage (principalement bovin et porcin) dont l’objectif premier est de satisfaire aux besoins du rituel. Ces travaux n’ont eu que peu d’influence sur l’évolution de la recherche en archéozoologie. Plusieurs contributions méritent cependant d’être citées. Partant de l’analyse des contextes de découverte, de la composition anatomique des assemblages et de leur état de fragmentation, A. Marciniak a suggéré l’existence, dans le Néolithique ancien centre-européen, d’un clivage entre le bœuf, qui aurait été consommé collectivement dans un cadre rituel, et les ovicaprinés, destinés plutôt à une consommation « ordinaire », en contexte domestique (Marciniak 2005; 2013). R. Ebersbach a, de son côté, produit une synthèse remarquable sur la place du bœuf dans le Néolithique récent à final des lacs subalpins qui, même si elle ne relève pas directement de l’ethnoarchéologie, s’appuie largement sur des données empruntées à l’ethnologie, et sur laquelle nous aurons à revenir (Ebersbach 2002a; 2013). Deux articles récents abordent également, d’un point de vue archéologique, la question du rapport homme-animal dans les sociétés complexes (deFrance 2009) et celle, délicate, des critères d’identification, en contexte archéologique, des utilisations rituelles de l’animal (Curet et Pestle 2010). Enfin, E. Hill a livré une réflexion générale, adossée à un corpus de données ethnologiques, sur la place de l’animal dans les religions de la préhistoire (Hill, 2014). Notre intérêt pour le sujet est né à l’occasion d’un travail sur le rôle des facteurs sociaux dans les fluctuations de la part des animaux chassés dans les sites du Néolithique lacustre circumalpin (Jeunesse 2010). Il est d’autant plus vif que les nouvelles méthodes de la paléobiologie ouvrent aujourd’hui de riches perspectives sur des aspects incontrôlables à l’aide des méthodes classiques, par exemple l’origine géographique des animaux. Cet aspect a été illustré récemment, entre autres, par un article consacré au site néolithique anglais de Durrington Walls (Wiltshire), où des analyses isotopiques portant sur 13 bovins consommés en contexte festif ont montré que la majorité d’entre eux provenaient de zones éloignées, voire très éloignées (plusieurs dizaines de km) de leur lieu de consommation (Viner et al. 2010)3.
Fig. 1. Sumba et le Pays Toraja dans l’archipel indonésien. 1: Pays Toraja.
Fig. 1. Sumba und Toraja in Indonesia. 1: Toraja.
L’objectif est ici de proposer une analyse ethnoarchéologique du contexte religieux, social et économique de la formation des assemblages osseux dans deux sociétés indonésiennes connues pour pratiquer un élevage bovin et porcin orienté principalement vers les besoins du rituel, à savoir les Toraja (Sulawesi) et les habitants de la partie occidentale de l’île de Sumba (fig. 1). Elle portera sur l’ensemble des animaux d’élevage, mais avec une insistance particulière sur le buffle (Bubalus bubalis) et le cochon (Sus scrofa domesticus), deux animaux qui y sont, aujourd’hui encore, presque exclusivement abattus et consommés en contexte rituel. L’existence d’ethnographies abondantes et d’excellente qualité, que nous aurons l’occasion de mentionner tout au long de ce travail, a joué un rôle déterminant dans le choix de ces deux régions, qui ont également déjà fait l’objet de quelques études ethnoarchéologiques menées dans le contexte de la thématique du « feasting » initiée par B. Hayden. Les plus poussées ont été menées par R. Adams, qui s’est intéressé au mégalithisme sur l’île de Sumba (Adams 2004b; 2007; 2009; 2010) et à la relation entre la composition des inventaires domestiques et le niveau d’investissement dans le « feasting » des différentes maisonnées du village Toraja de Kanan (Adams 2004a). Même si elles livrent de précieuses informations sur l’élevage et l’abattage rituel du buffle et du cochon, ces études n’abordent pas les conditions de formation des assemblages osseux. Pour écarter toute équivoque, précisons que notre objectif n’est pas d’analyser des assemblages osseux concrets avec les outils de l’archéozoologie, mais d’identifier les facteurs qui ont conduit à la composition d’assemblages dont le contenu nous est connu par l’observation des événements concrets qui les ont produits. Le choix de Sumba et du pays Toraja a été largement conditionné par la lecture des travaux de R. Adams, qui montrent que les pratiques coutumières et les « structures socio-rituelles » (Rappoport et Guillaud 2015) y ont assez bien survécu aux impacts de la colonisation (portugaise puis néerlandaise) et du « monde moderne » depuis l’indépendance de l’Indonésie. Les données livresques ont été complétées par un séjour de terrain de 6 semaines durant l’été 2015, dans le cadre d’une mission financée par l’IDEX de l’Université de Strasbourg et à laquelle participaient, outre l’auteur de ces lignes, les ethnologues Pierre Le Roux (Université de Strasbourg) et Bernard Sellato (EHESS, Paris)4.
La question des conditions de formation des assemblages osseux est elle aussi, dans le contexte des études dédiées à la Préhistoire récente de l’Europe, grevée par un certain nombre de présupposés qui touchent principalement au problème de la relation qu’entretiennent les assemblages et, respectivement, les producteurs (éleveurs) et les consommateurs de viande. De manière le plus souvent implicite, on considère que les os trouvés associés à une habitation représentent les déchets d’animaux élevés et consommés par les membres de la maisonnée qui y résidait. Le même raisonnement, s’appuyant cette fois sur la somme des dépotoirs domestiques auxquels viennent s’ajouter, le cas échéant, les dépotoirs collectifs, est reproduit à l’échelle de l’habitat, village ou hameau. Quand elle n’émane pas simplement du sens commun, cette vision s’appuie notamment sur les travaux de M. Sahlins, en particulier ceux qui décrivent le fameux « mode de production domestique » (Sahlins 1972; 1976). Pour rester très général, on dira que celui-ci postule que, notamment dans les sociétés de type néolithique, les maisonnées sont autarciques sur le plan économique et ne produisent pas de surplus, ce qui a pour conséquence, entre autres, une circulation inter-maisonnées ou inter-habitats des denrées alimentaires réduite à sa plus simple expression. L’idée de l’existence de formes collectives et ritualisées de consommation n’est, on l’a vu (ex. de Marciniak 2005; 2013), pas exclue mais les interprétations sont, là aussi, conditionnées en général par deux présupposés: 1, les cérémonies correspondantes rassemblent exclusivement ou principalement des individus d’un même habitat et leurs déchets ne sont donc pas susceptibles d’altérer l’image globale que l’on peut se faire des pratiques d’élevage et de consommation à l’échelle villageoise; 2, les quantités de viande concernées sont, rapportées aux volumes annuels, négligeables, et donc non susceptibles d’exercer une influence significative sur les décomptes. Dans tous les cas, cette consommation collective en contexte festif n’est jamais prise en compte comme un facteur déterminant dès lors qu’il s’agit de commenter la courbe d’abattage « villageoise » et d’élucider les choix, économiques ou autres, qu’elle est susceptible de révéler.
Typique des travaux qui s’emploient à reconstituer les économies préhistoriques est également cette idée que la quantité de viande consommée chaque année est ajustée au croît naturel du troupeau, tout dépassement étant naturellement susceptible d’en menacer la reproduction. C’est, par exemple, le parti adopté par R. Ebersbach, qui situe entre 10 et 20% l’accroissement annuel des cheptels de bovins domestiques en contexte traditionnel (Ebersbach 2002b; 2007; 2013; v. aussi: Jacomet/Schibler 1985). Le corolaire de ce postulat est que le niveau de consommation de viande se répète, peu ou prou et sauf accident (épizootie, calamité climatique…), d’une année sur l’autre, tout comme la quantité de déchets osseux produite. L’autre grand non-dit des études archéozoologiques consacrées à la Préhistoire récente et, en particulier, au Néolithique, est que les études se fondent sur l’égalitarisme supposé régner, sinon de manière générale dans les sociétés de l’époque, du moins au sein des communautés villageoises. L’exemple d’une très belle étude archéozoologique récente consacrée à un village du Néolithique ancien danubien du Bassin parisien caractérisé par une forte variabilité tant dans l’architecture des maisons que dans la composition des assemblages osseux, et dont l’objectif est, explicitement, de s’appuyer sur l’analyse des restes osseux pour contribuer à la reconstruction de l’organisation sociale, est particulièrement représentatif de cette option paradigmatique. Le fait qu’un des facteurs expliquant ces disparités pourrait être l’existence d’inégalités sociales n’y est pas pris en compte, même pas à titre d’hypothèse de travail (Hachem 2011).
A Sumba et dans le pays Toraja, le bœuf et le cochon, qui sont les deux principaux animaux domestiques, sont presque exclusivement abattus et consommés en contexte rituel. La consommation de viande hors contexte festif étant négligeable, c’est dans ces circonstances (funérailles, mariages, rites agraires, fêtes accompagnant la reconstruction d’une maison, fêtes d’actions de grâces, etc…) que se constituent les assemblages osseux. L’analyse des facteurs qui en conditionnent la composition suppose une double démarche: il s’agit de connaître l’origine (géographique et sociale) des animaux abattus (le circuit des bêtes sur pied), mais aussi les formes de partage et de consommation (le circuit de la viande). L’observation directe du déroulement des fêtes, ou leur reconstruction à l’aide d’informateurs sont les seuls moyens d’y parvenir. Comme nous le verrons plus loin, les formes de gestion des déchets font que seule une très petite fraction des os produits se conserve plus de quelques années. Les assemblages osseux auxquels nous ferons allusion sont donc des assemblages virtuels: ils représentent ce qui resterait si on se trouvait dans un contexte favorable à la conservation de tout ou d’une partie significative des ossements animaux. Après une présentation, forcément sommaire, des deux sociétés concernées, nous essaierons, dans le but de cerner les facteurs qui influencent la composition des assemblages, de répondre à quatre questions qui concernent les circonstances des abattages, leur périodicité, l’origine des animaux abattus et les formes de circulation de la viande. Certains lecteurs seront peut-être déçus par le manque ou le caractère souvent imprécis des données chiffrées. Il est dû à l’absence d’études détaillées, ces dernières faisant partie de nos objectifs dans le cadre d’un programme de recherche en cours de montage. Nous avons cependant estimé que les données disponibles étaient suffisantes pour mettre en évidence les principaux mécanismes à l’œuvre dans la formation des assemblages. C’est du moins ce que nous essaierons de montrer dans la synthèse. La discussion, enfin, nous conduira à réfléchir à l’incidence des modèles élaborés pour Sumba et le pays Toraja sur notre appréhension des faunes néolithiques et protohistoriques européennes.
Sumba fait partie de la province indonésienne des îles de la Sonde orientales. Elle est située au sud de l’archipel indonésien, à environ 10° de latitude sud. Un peu plus grande que la Corse (11 153 km²) et longue de 200 km pour 36 à 75 km de large, elle compte environ 700 000 habitats. Elle est marquée par un paysage de collines et de moyenne montagne calcaires. Autrefois largement couverte de forêt et exportatrice de bois de santal, elle a été presque entièrement déboisée et les paysages actuels d’apparence forestière sont, presque systématiquement, des zones fortement anthropisées exploitées selon les techniques de l’agroforesterie traditionnelle. L’année est rythmée par une saison sèche, entre mai et novembre, et une saison humide. Si l’archipel qui deviendra l’Indonésie actuelle est sous domination hollandaise depuis le 17ème siècle, l’île de Sumba n’a été intégrée aux Indes néerlandaises qu’en 1866 et placée sous administration directe hollandaise qu’au début du 20ème siècle. Cette faible profondeur temporelle de l’emprise coloniale, renforcée d’une arrivée tardive des missionnaires ainsi que d’une faible attractivité économique expliquent les retards et les archaïsmes qui caractérisent l’île de Sumba, restée fortement rurale, avec un niveau de développement parmi les plus bas de l’archipel et un impact touristique qui reste très limité, notamment faute d’infrastructures adéquates. Cette situation est encore plus marquée dans la partie ouest, dont nous tirerons l’essentiel de nos exemples. Les structures sociales traditionnelles s’y sont maintenues et l’adat (la coutume) exerce encore une forte emprise sur la population. Celle-ci demeure pour partie (entre 20 et 30%, selon les estimations) fidèle au marapu, une religion traditionnelle fortement teintée de culte des ancêtres et qui subsiste parallèlement à la religion chrétienne, majoritaire mais dont une partie des fidèles a conservé certains traits du marapu, et à une petite minorité musulmane installée principalement dans les régions côtières. Parmi les pratiques traditionnelles les plus spectaculaires figure la coutume, propre à l’élite, d’enterrer les morts dans des structures mégalithiques, dont la construction s’accompagne, on le verra, d’abattages massifs de buffles et de cochons. L’île est divisée en quatre départements (kabupaten), eux-mêmes subdivisés en districts aux limites calquées sur les anciennes frontières ethniques.
La grande majorité de la population (plus de 80%) continue à vivre de l’agriculture. La prise en compte des spécificités de l’île, dans le domaine économique, réclame une grille de lecture particulière, qui est également valable pour le cas du pays Toraja. Trois types d’économies cohabitent: l’économie vivrière, celle des productions destinées à assurer l’approvisionnement ordinaire de la population, l’économie du rituel5, dont nous aurons l’occasion de détailler plus loin le fonctionnement, et l’économie de marché, dont l’arrivée dans l’ouest de l’île n’est guère antérieure à la période coloniale. L’économie du rituel est, notamment, celle des produits consommés en contexte festif. Pour ce qui est des animaux, cette catégorie englobe les victimes sacrificielles (celles qui sont offertes à une entité surnaturelle, dieu ou ancêtre), les animaux abattus pour alimenter les convives des banquets qui accompagnent la plupart des rituels et, enfin, les animaux servant à nourrir et à rémunérer les spécialistes employés dans des circonstances qui seront précisées plus loin. Sauf exceptions notoires6, les animaux sacrifiés sont également consommés lors des banquets accompagnant les grands rituels. Remarquons, en passant, que l’opposition savante entre produits à vocation vivrière et biens comestibles relevant du rituel se superpose aux classifications utilisées explicitement par certaines populations de l’Asie du Sud-Est, par exemple les Kachin de Birmanie pour qui le buffle est classé dans la catégorie des biens rituels, au même titre que le gong et les esclaves (Leach 1954; 1972).
De l’économie vivrière7 relèvent tous les produits de l’alimentation quotidienne, soit une large gamme de plantes (manioc, taro, patates douces, maïs, plusieurs variétés de légumes, banane, papaye, mangue, noix de coco, arachides, haricots, piments, pour ne citer que les principales), les œufs de poule et le poisson, ce dernier consommé essentiellement sous forme séchée. Le riz, très rare dans les régions les plus sèches, est consommé essentiellement en contexte festif, où il est incontournable, et relève donc lui aussi, pour l’essentiel, de l’économie du rituel. Il en est de même du palmier aréquier, qui fournit la noix d’arek qui, combinée avec le fruit du bétel, constitue un élément essentiel dans les échanges cérémoniels. Cultivé sur les hauteurs, le café n’a pris une place significative que dans les deux dernières décennies du 20ème siècle. Le coton revêt une grande importance, notamment du fait de son emploi dans la confection des vêtements précieux utilisés dans les échanges cérémoniels. Une partie du riz est transformée en bière de riz, elle aussi consommée en contexte festif, au même titre que le vin de palme. Outre un jardin contigu à la maison, le terroir utile se compose de rizières inondables, de parcelles dispersées à cultures « sèches » et arbres fruitiers exploitées pendant quelques années (3 ou 4, par exemple, dans le district de Wanokaka – Gunawan 2000), et de pâturages accueillant buffles et chevaux.
Fig. 2. Buffle après son bain de boue dans une rizière du Pays Toraja.
Fig. 2. A buffalo after his mud bath in a rice field in Toraja land.
Les animaux domestiques sont le buffle (Fig. 2), le cochon, le cheval, le chien, le poulet, la chèvre, le bœuf et le canard. Si les quatre premiers relèvent presque entièrement de la sphère rituelle, le poulet, consommé lui aussi pour l’essentiel en contexte festif, contribue à l’alimentation ordinaire par ses œufs. Chèvre, bœuf et canard (les deux derniers très rares dans l’ouest de Sumba), arrivés tardivement, ne sont jamais sacrifiés mais n’en sont pas pour autant complétement écartés de la sphère rituelle, le bœuf pouvant, occasionnellement, entrer dans le prix de la fiancée (Onvlee 1980) et la chèvre être consommée en contexte festif, au moins dans la partie orientale de l’ile (Forth 1981). Il convient donc d’établir une distinction entre les espèces considérés comme des biens rituels (buffle, cochon, chien et poulet) et les espèces autres mais qui peuvent cependant, occasionnellement, contribuer au rituel. La frontière passe notamment entre le bœuf, appelé sapi Bali, et le buffle. De manière significative, c’est du premier que provient la viande bovine servie dans les restaurants. La chasse (au cochon sauvage et au cerf) est pratiquée dans un contexte rituel et ne contribue que de façon anecdotique à l’approvisionnement. La pêche en rivière et la collecte des produits littoraux sont pratiquées dans certaines régions où elles servent d’appoint secondaire.
Fig. 3. A Sumba, la longueur des cornes est le critère privilégié pour l’évaluation de la valeur d’un buffle.
Fig. 3. On Sumba, the length of the horn serves as the most important criterium to determine the value of a buffalo.
Nombreux et faisant l’objet de soins attentifs, les buffles occupent une position majeure dans l’existence des sumbanais. Ils jouent un rôle central dans les cérémonies et ont une place à part dans le bestiaire. L’emploi, sous quelque forme que ce soit, du lait de buffle est inconnue et il n’existe pas de tradition locale d’utilisation de la force de traction et pas davantage d’activités liées à la transformation des peaux8. Les buffles sont utilisés pour préparer les champs dans les zones de riziculture inondée. Ailleurs, par exemple dans le district de Kodi, ils n’ont aucune utilité pratique hors l’apport d’engrais lorsqu’ils paissent sur les champs après la récolte. Leur valeur est calculée sur la base de la longueur des cornes (Fig. 3) et du sexe (les mâles étant davantage prisés que les femelles), la corpulence de l’animal constituant un critère secondaire (Onvlee 1980). Elle peut varier de un à dix (Geirnaert-Martin 1992) et un buffle de qualité moyenne valait, en 2015, environ 15 millions de roupies (1000 €). De manière générale, ces éleveurs n’exercent aucun contrôle sur la reproduction, laissant à la providence le soin de produire des animaux à longues cornes. Dans le district de Laboya, il existe cependant une catégorie à part de buffles qui sont dispensés de tout travail, ne sont pas abattus avant 20 ou 30 ans d’âge et dont les cornes sont artificiellement déformées (Geirnaert-Martin 1992). Sans qu’il soit possible de donner de chiffres précis, on constate l’existence d’un nombre important de maisonnées qui ne possèdent pas de buffles, alors que toutes élèvent au moins un cochon. La valeur du cochon est calculée en fonction de la longueur de ses canines inférieures, le rôle du poids, exprimé par le nombre d’hommes nécessaire pour le transporter (entre 2 et 12) étant là aussi secondaire. Alors que ce sont les hommes (et les enfants mâles) qui s’occupent des buffles, le cochon est élevé par les femmes, qui lui préparent quotidiennement un à deux repas cuits composés de feuilles (notamment de manioc) et de tubercules.
Le buffle et le cochon échappent complètement à l’économie vivrière, mais pas à l’économie de marché. Il existe en effet des marchands qui en font commerce. Celui que nous avons rencontré dans l’ouest de l’île nous a expliqué qu’il alimentait les très nombreuses cérémonies organisées dans cette région en achetant des buffles sur place, dans des circonstances qui seront détaillées plus loin, mais aussi dans l’est de l’île, voire même dans l’île voisine de Flores. Mais il ne s’agit là, au fond, que d’un détour par l’économie de marché d’animaux extraits temporairement puis réinjectés dans l’économie du rituel, destination finale de la quasi-totalité des bêtes, la commercialisation de cochons dans le cadre de la restauration restant une activité marginale. Cette manière qu’a la sphère du rituel de tirer parti des opportunités de l’économie de marché est, par ailleurs, illustrée par l’emploi de camions pour déplacer une partie des pierres utilisées pour la construction des tombes mégalithiques. Certains animaux effectuent un aller-retour entre les deux formes d’économie, à l’exemple des buffles ou des cochons reçus en guise de rémunération par les chefs des carriers qui extraient les pierres des mégalithes (contexte rituel) et qui les vendent pour en partager le produit avec leurs compagnons de travail, avant que les animaux ne soient réintroduits dans le circuit du rituel une fois revendus par le marchand. Sumba est aussi, depuis des siècles, renommée pour la qualité de ses tissus, fabriqués dans des ateliers gérés par les femmes de la noblesse et utilisés traditionnellement dans les échanges rituels, mais aujourd’hui partiellement commercialisés, notamment auprès des touristes. Les cultures spéculatives jouent un rôle secondaire, la principale étant le café.
Fig. 4 (à gauche). Lors des rituels, une partie de la viande est consommée sur place, l’autre partagée et emportée par les invités. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie). Photo de l’auteur, 10 juillet 2015.
Fig. 4 (left). In a ritual, part of the meat is eaten on the spot, while the rest is divided and the pieces are taken by those invited to the feast. Village of Tarung (Isle of Sumba) (Photo: Author, 10 July 2015).
Fig. 5 (à droite). Après la fête, les mandibules des cochons abattus sont exhibées devant la maison de l’organisateur. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie).
Fig. 5. After the feast, the mandibles of the slaugthered pigs are exhibited in front of the house of the organizer (Village of Tarung, Isle of Sumba, Indonesia).
Les abattages de buffles et de cochons en contextes festifs peuvent être très importants, dépassant parfois les 100 bêtes, beaucoup plus que n’en consommerait en un an la maisonnée de l’organisateur, et même la communauté villageoise, si on se trouvait dans le cadre d’un élevage orienté vers la satisfaction des besoins en calories tel que nous l’avons décrit à propos des préjugés qui sous-tendent les études de faune consacrées à la préhistoire européenne. L’essentiel de la viande est consommée sur place, pendant ou à l’issue de la cérémonie; le reste, que personne n’a quantifié jusque-là mais qui représente assurément une masse significative, fait l’objet d’un partage et sera consommé dans les lieux de résidence des personnes auquel leur lien avec l’organisateur donne droit à une part de viande. Une petite fraction de la viande de cochon est fumée et conservée dans des tubes de bambou pour être utilisée dans des circonstances particulières, notamment pour traiter un invité de marque. Les carcasses sont dépecées et débitées sur l’aire sacrée immédiatement après le sacrifice (Fig. 4). Les cornes de buffles (en général sous forme de massacres) et les mandibules de cochon sont conservées et exhibées, principalement sous les vérandas des maisons, lieu ouvert, et donc visible de l’extérieur, où l’on reçoit les visiteurs et où on s’installe pour les conversations entre voisins (Fig. 5). Quelques os sont conservés pour en faire des manches d’outils ou d’armes (notamment les courts sabres que portent, traditionnellement, les hommes libres), d’autres sont mangés par les chiens à l’issue du banquet, certains, enfin, sont cuits et recuits dans la soupe préparée chaque matin pour les cochons. Il n’existe, dans les villages, rien qui ressemble de près ou de loin à un dépotoir. L’abattage des buffles se fait presque systématiquement à l’âge adulte, mais il peut, occasionnellement et faute de mieux, concerner également des animaux immatures, à condition toutefois qu’ils soient déjà munis de cornes. Dans les fêtes les plus importantes, l’abattage d’adultes est également la règle pour les cochons. La taille (et donc l’âge) de ces derniers est cependant parfois ajustée aux besoins; on se contentera, par exemple, d’un petit cochon (ou un chien) pour nourrir l’équipe de 5 ou 6 carriers occupée à extraire les dalles d’un mégalithe. A côté du buffle et du cochon, on sacrifie aussi massivement des poulets (très sollicités, notamment, pour les nombreux rituels d’échelle domestique), des chiens et des chevaux.
L’unité sociale de référence est le clan patrilinéaire exogame (kabihu), qui se subdivise en lignages (uma), eux-mêmes composés d’un nombre variable de maisonnées. Les territoires ethniques, appelés domains par les anthropologues néerlandais et anglo-saxons et dont les limites sont celles des districts mentionnés plus haut, comportent chacun un nombre variable de clans. La vie politique y est dominée par les clans nobles, qui possédaient autrefois des esclaves et entretiennent des relations clientélistes avec les clans de roturiers. Dans la partie orientale de l’île, les clans aristocratiques formaient des sortes de confédérations gouvernées par l’un d’entre eux, dont le chef était appelé raja (Forth 1981). L’ouest est plus égalitaire, avec des clans rivaux, une hiérarchie fluctuante et une compétition permanente pour le prestige. Cette différence a une incidence sur la construction des mégalithes, relativement rares à l’est parce que réservés au clan dominant (Breguet 2006), nombreux à l’ouest, où les notables ont sans cesse besoin de réaffirmer la puissance de leur clan par des manifestations ostentatoires. Les écarts de richesse, que l’on mesurait traditionnellement au nombre de buffles du troupeau, sont considérables. Dans le domaine de Laboya (Sumba-Ouest), le spectre allait, dans les années 1980, de zéro buffle pour les descendants d’esclaves et une partie des roturiers à plus de 200 pour les nobles les plus fortunés (Geirnaert-Martin 1992). Nous n’avons pas trouvé d’informations sur le rapport numérique, au sein d’un domain, entre clans aristocratiques et clans roturiers. Il est forcément variable, puisqu’il existe au moins un domain, celui de Kodi, dépourvu de roturiers et où la population ne comportait autrefois que des nobles et des esclaves, dont les descendants occupent aujourd’hui des positions subordonnées (Adams 2004b).
Un clan donné (clan A) entretient des relations d’alliance avec au moins deux autres clan du même domain: celui des « donneurs de femmes » (clan B) et celui des « preneurs de femme » (clan C), qui sont obligatoirement différents. Les clans B et C assistent aux principales fêtes données par le clan A, auxquelles ils doivent contribuer par des dons de nourriture, en général des buffles ou des cochons. Nous verrons que cette pratique constitue un des principaux facteurs de la circulation des bêtes sur pied. Contrairement à la situation régnant dans la partie orientale, il n’existe pas de charges héréditaires dans l’ouest de l’île. Les personnages les plus importantes sont les rato (« grands hommes » ou « hommes de renom »), qui régentent les affaires du clan et organisent les cérémonies en rapport avec le marapu; ils sont issus des clans aristocratiques qui en comptent chacun entre 5 et 10 (Adams et Kusumawati 2010). Pour devenir rato il faut certes faire preuve de charisme et être un bon orateur, mais rien n’est possible à qui n’a pas les moyens de réunir les trois conditions suivantes: avoir fait construire une sépulture mégalithique (pour soi-même ou pour un parent), financé la reconstruction de la maison d’origine du clan et organisé une woleka, fête d’actions de grâce qui est, avec les funérailles et les cérémonies de reconstruction de la maison d’origine, la troisième grande occasion de dépenses-ostentatoires9. Ces trois circonstances sont le prétexte de fêtes très onéreuses dont les invités peuvent se compter par milliers. Il faut donc être à la fois noble et riche pour prétendre devenir rato, ce qui rapproche les ethnies de Sumba des sociétés à grades formalisés (ou « de rangs ») comme les Naga (Assam, dans le nord-est de l’Inde), les Batak (Sumatra) ou les habitants de l’île de Nias (ouest de l’Indonésie)10.
Fig. 6. Dans la partie ouest de Sumba, les maisons principales d’un clan et les tombes les plus importantes sont souvent disposées en cercle autour de l’aire cérémonielle où ont lieu les abattages rituels. Village de Tarung (île de Sumba, Indonésie).
Fig. 6. In the west of Sumba, the main houses as well as the most important tombes are often arranged in a circle around the ceremonial area where the ritual slaughterings take place (Village of Tarung, Isle of Sumba, Indonesia).
Dans l’ouest de Sumba, les villages comportent généralement entre 15 et une trentaine de maisons appartenant à un ou plusieurs clans (Adams 2004b)11. Les maisonnées d’un même clan (jusqu’à plus de 200 dans le district de Kodi selon Adams 2004) se partagent entre le village d’origine du clan, implanté en général sur une hauteur, un ou des villages secondaires et des habitations isolées installées auprès de jardins éloignés des villages. Les villages secondaires, appelés parfois aussi « subsidiaires », se reconnaissent à l’absence de tombes, d’un mur d’enceinte et de maisons des ancêtres, qui, dans les sites centraux, se distinguent notamment par une hauteur plus importante. Dans la région de la côte occidentale, chaque clan possède quatre maisons (uma) des ancêtres groupées autour d’une place du village d’origine (Fig. 6) qui est elle-même entourée par un cercle de mégalithes renfermant les restes des membres les plus éminents du clan. La maison principale, celle du fondateur du clan, est le centre spirituel (toujours) et politique (généralement) du clan (Adams/Kusumawati 2010), les trois autres sont celles des fondateurs des branches secondaires du clan. Les principales cérémonies ont lieu devant l’uma principale, sur une aire entourée de sépultures mégalithiques et où se déroulent les sacrifices. Elles regroupent les membres du clan, quel que soit leur lieu de résidence, et de nombreux autres invités, au premier rang desquels figurent des membres des clans partenaires dans le cadre des échanges matrimoniaux. Les animaux abattus proviennent, pour l’essentiel, des lieux de résidence des membres du clan invitant et des membres des clans alliés. La circulation du bétail se fait donc, comme nous le verrons en détail plus loin, selon les lignes de la parenté (clanique, affinale ou choisie), ce qui donne une géographie qui ne se confond que très partiellement avec celle de l’espace villageois. Les principaux rituels, en particulier ceux qui génèrent les abattages les plus importants, se déroulent obligatoirement dans le village d’origine du clan. C’est là que sont abattus les buffles, dont la plus grande partie est pourtant élevée dans les villages secondaires, souvent implantés près des plateaux herbeux où se trouvent les pâturages. Les sacrifices accomplis dans les villages secondaires le sont lors de fêtes mineures et n’impliquent que des cochons ou des poulets (Gunawan 2000).
Les principales fêtes seront présentées plus loin (2.1). Elles sont l’occasion de remplir les obligations coutumières liées à la notion d’honneur, mais aussi, pour certaines, d’accroître sa renommée à travers des dépenses ostentatoires12. C’est le cas principalement, comme nous l’avons vu plus haut, pour les fêtes liées à l’extraction et au tractage des blocs mégalithiques, à la construction des sépultures, ainsi que pour les funérailles, la reconstruction d’une maison des ancêtres ou une woleka. Contrairement aux rituels agraires, moins spectaculaires et peu dispendieux, ces cérémonies ont toutes un caractère agonistique, étant l’occasion pour les notables d’étaler et de mesurer leur prestige. Les animaux abattus proviennent pour partie du cheptel de l’organisateur de la fête, mais celui-ci est, pour les fêtes importantes, rarement en mesure de fournir lui–même la totalité des bêtes requises. Le restant est apporté par les participants, selon une répartition qui sera détaillée plus loin et un système de réciprocité généralisée dont le rôle social structurant a été maintes fois souligné et qui fait l’objet d’une comptabilité rigoureuse des « dettes de viande ». Quelques bêtes sont également échangées contre du riz ou achetées. Certains animaux consommés dans des fêtes organisées dans la partie occidentale de l’île peuvent, on l’a vu, provenir de la moitié est, voire de l’île voisine de Flores. Outre qu’elles correspondent à des épisodes de forte consommation de viande, les fêtes génèrent donc également une importante circulation de bêtes sur pied.
Les Toraja vivent dans la partie septentrionale de la province de Sulawesi du sud, sur l’île de Sulawesi. Leur nom, créé par les voisins méridionaux Bugi pour désigner les peuples de la montagne et accepté comme un emblème identitaire seulement récemment par les intéressés (Bigalke 2005), couvre plusieurs sous-ensembles. L’un d’entre eux est celui des Sa’dan Toraja (Nooy-Palm 1975) dont le territoire, traversé par le fleuve Sa’dan, se confond, à peu de choses près, avec celui du district de Tana Toraja, région montagneuse demeurée longtemps isolée13 où les implantations humaines s’échelonnent entre 800 et 1500 m d’altitude. La saison sèche y dure de juin à décembre et la récolte du riz, dont la date conditionne le calendrier des grandes fêtes, se déroule en juillet et août. Le district couvre un peu plus de 3000 km² et compte environ 450 000 habitants, auxquels il convient d’ajouter une diaspora de plusieurs centaines de milliers de personnes originaire du pays Toraja mais travaillant dans d’autres îles de l’archipel tout en continuant, pour la plupart, à participer à la vie rituelle. La religion dominante est là aussi le christianisme, avec une présence musulmane assez faible et une petite minorité de personnes (environ 5%) qui sont restées fidèles à la religion traditionnelle, aluk to dolo, la « voie des ancêtres ». Comme à Sumba les chrétiens ont cependant conservé de nombreux traits de la coutume (adat), en particulier l’usage consistant à abattre des quantités importantes d’animaux domestiques en contexte festif. Le maintien de ces pratiques traditionnelles fait l’objet depuis un bon siècle d’âpres négociations entre ses partisans, soit la majorité des Sa’dan Toraja, d’un côté, l’Etat et les églises de l’autre (Rappoport 2015). Les églises ont fini par accepter la poursuite des abattages à condition qu’ils ne soient pas assimilés à des sacrifices, ce qui équivaudrait à admettre la nature surnaturelle des esprits des ancêtres. Ils relèvent donc officiellement de la dimension sociale, ostentatoire, des fêtes concernées, ce qui était déjà le cas autrefois, comme à Sumba, pour la majorité des bêtes concernées. Même si les significations ont subi des glissements, la pratique reste très vivace et les conditions sont donc réunies pour mener efficacement une réflexion s’inscrivant dans la problématique discutée dans cet article.
Fig. 7. Vue du marché aux cochons de Ma’kale, en Pays Toraja (Sulawesi, Indonésie).
Fig. 7. View of a pig market in Ma’kale, in Toraja land (Sulawesi, Indonesia).
En pays Toraja, l’unité économique de base est la maisonnée, qui exploite un terroir comprenant en général des rizières, un ou plusieurs jardins et une « forêt » de bambous. Même s’il est plus abondant qu’à Sumba du fait d’un climat plus humide et d’une superficie plus importante des terres irrigables, le riz est principalement consommé en contexte festif. La nourriture quotidienne est assurée, en premier lieu par le manioc (tubercules et feuilles), le taro, le maïs et la banane, accompagnés parfois d’œufs et de poisson séché. Les cultures spéculatives (caféier, cacaotier et giroflier) restent faiblement développées et cantonnées à l’échelle domestique. Une partie du riz est transformée en bière de riz qui n’était, au même titre que le vin de palme (palmier à sucre), consommée traditionnellement qu’en contexte festif. Le buffle, le cochon, le chien et le poulet sont les animaux du rituel alors que la chèvre, le bœuf et le canard, introduits tardivement et relativement rares, en sont complètement exclus. Comme à Sumba, une partie des animaux abattus lors des rituels est achetée, en général sur les marchés hebdomadaires de Rantepao, capitale du district (buffles), et de Ma’kale (cochons) (Fig. 7). L’accroissement récent de l’ampleur des abattages, lié à un afflux de richesses issues de la diaspora Toraja, oblige aujourd’hui à importer d’autres régions de l’archipel une partie significative des animaux utilisés. Là encore, l’économie de marché ne fait que s’adapter aux besoins de l’économie du rituel, à laquelle elle est subordonnée.
Fig. 8. Chez les Toraja, la valeur d’un buffle se juge à sa couleur, avec une progression qui va du gris homogène vers le rose pâle homogène, en passant par les pelages « mixtes ». Un buffle albinos peut valoir jusqu’à environ 45 000 € (Photos: auteur, août 2015).
Fig. 8. The Torajans estimate the value of a buffalo based on its color, with the value rising from the homogenic gray towards the homogenic pale rose-colored ones, while the mixed colored types range somewhere in between. An albino buffalo is worth almost 45 000 € (Photos: Author, August 2015).
Le buffle n’a pas d’autre utilité que la préparation par piétinement des rizières irriguées, ce qui représente au mieux une dizaine de jours de mobilisation chaque année. Cette tâche, qui pourrait d’ailleurs facilement être mécanisée aujourd’hui, est loin de justifier le nombre de buffles produits et les efforts importants consentis pour les élever. Le buffle est donc à la fois un bien rituel et, du point de vue économique, un luxe. On retrouve là une configuration courante dans les zones « tribales » de l’Asie du Sud-Est, où existent même des cas dans lesquels, comme pour les Lamet du nord du haut Mékong (Laos), le buffle ne présente aucune utilité en dehors du rituel (Izikovitz 1951). Des combats de taureaux (buffles) et de coqs sont organisés dans le cadre des funérailles aristocratiques (Koubi 2010). La valeur du buffle est calculée en fonction de la couleur de son pelage, avec une gradation gris foncé – tacheté rose/gris foncé – entièrement rose (albinos) (Fig. 8). L’envergure des cornes constitue ici, au même titre que la taille, un critère secondaire. Les coûts varient d’une vingtaine à environ 800 millions de roupies14. Un cochon adulte vaut environ 2 millions de roupies au marché de Ma’kale. Pour ce dernier, le prix est fixé en fonction de la taille de l’animal, mesurée, au niveau de la poitrine, avec une cordelette qui est passée juste derrière les pattes avant.
Fig. 9. Vue d’un tongkonan de la région de Rantepao (Sulawesi, Indonésie). La maison traditionnelle se trouve à droite. Elle est flanquée d’une maison « moderne » et fait face à un groupe de 4 greniers.
Fig. 9. View of a tongkonan in Rantepao (Sulawesi, Indonesia). The traditional house type is on the right, beside it a 'modern' house. Vis-à-vis a group of four granaries.
Contrairement aux sumbanais qui vivent sous un régime de filiation patrilinéaire, les Toraja sont organisés en groupes de filiation cognatiques dans lesquels un individu peut opter pour un rattachement principal à la lignée de son père, à celle de sa mère ou aux deux même temps. Si c’est un homme, il entretiendra également des relations avec les groupes de filiation respectifs de la mère et du père de sa femme. Un couple devra satisfaire aux obligations liées aux appartenances respectives des deux conjoints. Cela implique d’assister à tous les rituels importants et d’y contribuer par des dons de buffle et de cochon (Waterson 1995). La mobilité des animaux sur pied est donc encore supérieure à celle qu’on observe à Sumba, où la sphère de circulation est en partie contrainte par le système de filiation unilinéaire. La société Toraja compte des nobles, des roturiers et, traditionnellement, des esclaves. Parmi les nobles et les roturiers, l’unité sociale de base est une lignée composée de tous les individus affiliés au même groupe de descendance, pour lequel les auteurs anglo-saxons emploient le terme de ramage et que certains spécialistes assimilent à la « maison » telle que l’a définie Lévi-Strauss (1979). Ce groupe de descendance a pour « point de ralliement » à la fois symbolique et concret une maison d’origine appelée tongkonan dans le cas des ramages aristocratiques, le terme désignant d’ailleurs à la fois le ramage en tant que groupe de descendance et la maison d’origine, celle de l’ancêtre fondateur, au sens physique du terme15 (Fig. 9). Il existerait aujourd’hui environ 125 tongkonan en pays Toraja. Parmi ceux que nous avons eu l’occasion de visiter, celle de M. Mangose, située dans le village de Burake, près de Ma’kale, est la maison d’origine d’un clan fondé il y a environ trois siècles par un héros d’une guerre menée contre l’ethnie voisine des Bugis. Le groupe de filiation dont elle constitue l’emblème compte aujourd’hui plusieurs milliers de personnes qui se répartissent entre le pays Toraja et la diaspora. La maison en tant qu’unité architecturale est régulièrement reconstruite, en principe à l’occasion du décès d’un membre important du ramage. Celle que nous avons vue date des années 1980.
Les groupes de filiation nobles sont en principe égaux entre eux, ce qui ne les empêche pas d’être engagés dans une lutte incessante pour le prestige. Les guerres ayant cessé dans le courant du siècle dernier sous la pression successive des administrations néerlandaise et indonésienne, les principales occasions d’afficher son prestige et de montrer sa supériorité économique sont aujourd’hui les grandes fêtes, en premier lieu les funérailles et les fêtes accompagnant la reconstruction du Tongkonan. La segmentation en ramages politiquement autonomes était naguère battue en brèche, dans plusieurs secteurs, par l’existence de petits royaumes appelés puang dans lesquels une confédération de ramages est dominée par un ramage princier qui était, traditionnellement, lié par mariage aux autres petits royaumes, y compris non-Toraja, du sud des Célèbes (Bigalke 2005; Nooy-Palm 1975). Dans ce système qui n’est pas sans rappeler celui des domains de la partie orientale de Sumba, la hiérarchie compte quatre niveaux, celui du ramage princier, réputé d’ascendance divine, venant se superposer à celui de la noblesse, dans le cadre d’un dispositif dont une partie des caractéristiques s’apparente à celui en vigueur dans les sociétés dites stratifiées. Ailleurs, dans les zones à trois niveaux, il existe théoriquement des possibilités d’ascension sociale – de l’état de roturier à celui de noble – liées aux qualités spécifiques d’un individu (éloquence, charisme, don de persuasion, bravoure) mais aussi à sa richesse matérielle. Comme à Sumba, la munificence déployée à l’occasion des grands rituels joue un rôle de premier plan, et ne laisse guère de chances, dans le cadre de l’économie rurale traditionnelle, à un roturier de se hisser jusqu’à l’étage nobiliaire, le poids de la richesse accumulée par les groupes de filiation aristocratiques, notamment par le biais de la dette, ayant contribué à figer le système. Il existe d’ailleurs une fête, appelée merok qui, comme la woleka de Sumba, est un mélange d’actions de grâce et d’autopromotion ostentatoire s’appuyant sur des abattages importants de buffles et de cochons. A l’instar de la woleka elle a, elle aussi, été comparée aux fêtes de prise de grade (ou fêtes du mérite) de l’Asie du Sud-Est continentale16. Ce fonctionnement est, depuis une trentaine d’années, perturbé par les richesses accumulées dans la diaspora; des « nouveaux riches » essaient aujourd’hui, s’appuyant sur une idéologie traditionnelle égalitariste qui réfute toute idée de transmission des statuts par l’hérédité, de forcer leur entrée dans la noblesse par des abattages massifs de buffles lors des fêtes de funérailles et par la construction de maisons traditionnelles richement décorées à l’image des tongkonan.
Le groupe de filiation cognatique que nous nous sommes permis d’appeler ramage pour simplifier, entretient avec le village le même rapport que le clan patrilinéaire à Sumba. Le tongkonan est certes un élément essentiel de la communauté villageoise où il se dresse, mais il constitue aussi le point de ralliement d’une entité beaucoup plus large qui, dans la mesure où nombre de ses maisonnées sont dispersées dans d’autres villages et dans les zones d’émigration, transcende largement les frontières villageoises. Là encore, c’est le groupe de descendance qui constitue l’échelle pertinente pour l’étude des activités festives, en particulier les deux fêtes les plus importantes en matière d’abattage d’animaux domestiques que constituent les funérailles et la reconstruction de la maison d’origine. Comme à Sumba, ces rituels sont l’occasion de payer les « dettes » de viande ou d’en contracter de nouvelles, de renforcer les solidarités traditionnelles ou d’amorcer de nouvelles alliances. Si les abattages d’animaux constituent ici clairement le véhicule privilégié de l’ostentation, le pays Toraja connaît aussi, aujourd’hui encore, une pratique mégalithique dont le rôle dans l’affichage de la puissance n’est pas négligeable, même si sans commune mesure avec la situation observée à Sumba. Cette pratique se décline en deux aspects distincts: 1) l’érection, à l’occasion des funérailles de notables, de pierres dressées (jusqu’à 5 à 6 m de haut) sur une aire cérémonielle (rante) située en contrebas du village et 2) un mégalithisme « négatif » qui se traduit par le creusement de tombes souterraines de type « hypogée » dans des falaises ou de gros rochers. Le creusement d’une telle cavité peut prendre jusqu’à 6 mois à une équipe de trois carriers qui sont, comme leurs homologues de Sumba, nourris durant toute cette durée par le commanditaire.
Malgré des différences non négligeables, les deux sociétés étudiées montrent de nombreux points communs. Leurs religions traditionnelles sont toutes deux fortement marquées par le rôle crucial des ancêtres divinisés (ou esprits des ancêtres), en premier lieu l’ancêtre fondateur du clan ou du ramage17. Elles se rejoignent également dans la pratique des abattages massifs de buffles et de cochons dont la finalité est avant tout d’ordre social, les cérémonies purement religieuses, non-compétitives, comme les rites agraires, ne requérant que des sacrifices modestes. La grande majorité des bêtes abattues échappe d’ailleurs au sacrifice sensu stricto, puisqu’elles sont tuées pour les besoins du banquet qui accompagne la fête. Alors que les occasions de sacrifier sont nombreuses, les déploiements ostentatoires spectaculaires qui sont à l’origine des abattages les plus importants ne concernent qu’un nombre réduit de circonstances: les funérailles, la reconstruction des maisons d’origine et, essentiellement à Sumba, le cycle de la construction des mégalithes (extraction – tractage – montage). Le contexte général est celui d’une compétition entre les élites, qu’elles relèvent du niveau hiérarchique 4, comme dans les domains de Sumba-Est ou les puang du pays Toraja, ou du niveau 3, partout ailleurs.
Dans les deux régions-test, la circulation des bêtes sur pied et de la viande suit les lignes de la parenté et de l’alliance. Aux réseaux relativement simples de Sumba (où l’essentiel de la circulation se fait au sein d’une sphère associant le clan patrilinéaire et les clans qui lui sont associés dans le cadre des échanges matrimoniaux), s’opposent les réseaux plus ramifiés du pays Toraja, où le système du groupe de filiation cognatique et la liberté de choix qui lui est inhérente rendent les choses sensiblement plus complexes. Dans les deux cas, les animaux d’élevages traditionnels, en premier lieu le buffle et le cochon, relèvent de l’économie du rituel, et la captation récente d’une partie des animaux (essentiellement des cochons) par l’économie de marché demeure un phénomène marginal. La richesse, y compris celle que génèrent les activités des migrants, est prioritairement investie dans la préservation ou la conquête du prestige, dans un cadre qui reste celui des structures sociales traditionnelles. L’origine multiple des animaux sur pied et les pratiques de partage de la viande génèrent, comme nous allons le voir dans la seconde partie de cet article, une dissociation partielle entre les lieux d’élevage, les lieux d’abattages et les lieux de consommation.
A Sumba, l’étude de l’importance relative des abattages en fonction des circonstances conduit à distinguer deux catégories de fêtes: les fêtes que l’on qualifiera de purement religieuses et qui sont célébrées le plus souvent à l’échelle de la maisonnée, et les fêtes « mixtes », qui mobilisent l’ensemble du clan et dans lesquelles la dimension religieuse se double d’une forte composante sociale.